Piège elfique
Dans ce monde moderne qui est le nôtre, regorgeant d’informations et de machines, érigeant des remparts contre la mort et distillant des sérums comme autant de solutions à nos soucis, dans ce monde où la science règne en maître, celui qui prête attention aux « histoires de bonne femme » n’a aucun crédit. Celui qui y porte foi est taxé de superstitieux. Pourtant, certaines légendes ont su traverser les âges, émergeant ici et là dans diverses cultures.
Je vais vous conter l’une d’elles. Elle m’a été rapportée par un éminent spécialiste en maladies nerveuses, non pas en tant qu’exemple de possible vérité derrière la fable, mais plutôt comme un cas insolite dans lequel – je reprends ses termes – « les délires d’un esprit aliéné étaient exprimés par une mentalité autrement saine et solide »
Nul doute qu’il avait raison. Et pourtant, à la fin de son récit, j’ai eu cette étrange impression. Comme si moi-même, à l’instar du jeune Wharton, j’avais pu de mes yeux voir, en quelque temps ou lieu contre le bleu du ciel… Elva, au foulard bleu ciel et au chèvrefeuille doré.
Mais il ne m’appartient pas ici d’éprouver ou de supposer. Je vais vous raconter l’histoire telle que je l’ai entendue, limitant les altérations aux noms fictifs remplaçant les véritables. Les citations tirées du carnet rouge sont des transcriptions littérales.
Theron Tademus, A.A.S., F.E.S., D.S et cetera, occupait la chaire de biologie d’une université de modeste renommée. Il fut l’auteur d’un traité de cytologie, largement diffusé depuis comme ouvrage de référence, ainsi que de plusieurs brochures majeures sur des micro-organismes aquatiques parmi les plus méconnus. Doté d’un charme romantique dans sa jeunesse – selon les apparences, du moins –, il restait séduisant à l’âge de trente-sept ans. Une beauté froide, raffinée, mais l’homme se distinguait aussi par une indifférence presque inhumaine pour ce qui manquait d’attrait scientifique.
Puis, à l’apogée de sa carrière, il mourut. Il était entré dans sa classe, prêt à donner son cours d’inauguration du premier trimestre, marchant vers le bureau sur lequel il avait déposé un petit carnet rouge et s’était ensuite tourné, bouche ouverte, livide, avant de s’effondrer. Son jeune assistant, Wharton, avait été le premier à accourir et constater le décès.
Tademus était célibataire et son testament léguait l’ensemble de ses possessions à l’université.
Dans un premier temps, on accorda peu d’importance au carnet rouge.
Il fut mis de côté sur présomption de ne contenir que des notes de cours. Ce n’est que plus tard, alors que l’assistant mettait de l’ordre dans ses papiers, que le carnet s’avéra ne pas contenir les annotations attendues, mais le journal couvrant l’été qui précédait.
À l’exception des circonstances d’un incident en particulier, Wharton connaissait déjà les grandes lignes de cet été-là.
Tademus, sur les recommandations insistantes de son médecin – le spécialiste cité plus haut – avait passé les mois de juillet et d’août dans les Appalaches, au nord de la célèbre station d’Asheville. Le Dr Locke, qui était aussi l’ami de son patient, lui avait permis de disposer d’un bungalow qu’il possédait là-bas.
Il était situé dans un lieu superbe, mais retiré. Carcassonne en étant l’établissement humain le plus proche. Il y avait une petite gare dans la vallée en contrebas, mais Carcassonne n’avait pas été bâtie autour de cette dernière. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une ville au sens ordinaire.
Un certain peintre paysagiste avait autrefois élevé une maison sur ce versant, dans un lieu choisi pour la beauté de son panorama. Il avait, par la suite, pris l’habitude d’y inviter un ou deux de ses élèves favoris durant l’été afin d’y réaliser ensemble des esquisses. Ce nombre augmentant au fil des ans, de nouveaux logements avaient peu à peu fleuri autour de l’atelier de montagne. Les cours d’été de Blue Ridge devinrent un fait établi, une communauté dotée d’un nom et d’un grand nombre de membres.
Deux routes y menaient depuis la vallée. La première, utilisée principalement par les artistes-colons, était comparable aux autres routes de montagne des environs. La seconde était un chemin étroit, jaune et sinueux, qui contournait le bungalow isolé du Dr Locke avant de se diviser en deux sentiers dont l’un menait vers des sommets plus éloignés et l’autre à Carcassonne.
La distance entre la colonie et le pavillon était assez considérable pour qu’il soit impossible de distinguer un lieu depuis l’autre. À en croire le carnet rouge, Tademus, qui n’avait aucun intérêt pour les arts, avait découvert l’existence de Carcassonne quelques jours seulement après son arrivée.
Solitude, longues promenades au grand air, interdiction de s’adonner à l’étude comme à la réflexion soutenue, telle avait été la prescription du Dr Locke. Tademus l’avait acceptée avec une docilité feinte.
Il ne fallut pas longtemps néanmoins avant que Wharton ne reçoive un télégramme du professeur lui ordonnant de lui envoyer certains appareils par voie express, entre autres choses un microscope et un plateau de dissection. Ce que fit l’assistant.
Une quinzaine de jours plus tard, ce fut au tour du Dr Locke de recevoir un message urgent. Il lui avait été envoyé par Jake Higgins, un Noir qu’il avait également « prêté » à Tademus et qui était chargé de l’entretien du bungalow.
Après avoir confié ses patients à un confrère, le docteur partit précipitamment pour Blue Ridge en Caroline du Nord.
Il y trouva son employé et son pavillon, mais pas Tademus.
Aux dires de Jake, le professeur était parti se balader un après-midi et n’était pas revenu. Après avoir envoyé le télégramme à Locke, le gardien avait remué ciel et terre. Il avait prévenu le shérif et des battues avaient été organisées à travers les montagnes. À son initiative également la colonie entière de Carcassonne, hommes et femmes, s’était jointe aux recherches avec enthousiasme. Nombre d’entre eux s’étaient munis de leur chevalet et de leurs peintures et comme il était à craindre, la chasse à l’homme s’était souvent achevée par la découverte d’une surprise picturale au détour d’un chemin.
Leurs efforts eurent cependant le même résultat que ceux du shérif ou de quiconque s’étant attelé à la tâche.
Peu avant la disparition de Tademus, des gitans s’étaient installés dans un groupe de vieilles huttes abandonnées et presque en ruine, distant d’un mile [1] environ du bungalow de Locke.
Les autorités ne tardèrent pas à les soupçonner. Un détachement se rendit au campement qui fut fouillé tandis que l’on interrogeait chaque membre du clan nomade. Ils étaient de triste apparence, sales et leurs conditions de vie les exposaient aux maladies. On ne trouva cependant nulle trace du professeur ou d’effets lui appartenant.
Le détachement quitta les lieux, suite à un différend qui aurait pu très mal tourner. Un chien – un misérable bâtard famélique au poil jaune – s’était attaqué à l’un des adjoints au shérif, lui plantant avec hargne les crocs dans la botte. Il fut promptement abattu et ses propriétaires avaient brandi leurs couteaux en représailles.
Face aux forces de l’ordre et sous la menace des fusils et des revolvers, les gitans s’étaient ravisés. On leur avait ordonné de lever le camp et ils s’étaient exécutés dans les délais imposés.
Le matin même de leur départ, le huitième jour après la disparition de Tademus, Locke s’attablait, maussade, devant son petit-déjeuner. Il songeait à étendre les recherches, quitte à passer Blue Ridge au peigne fin si nécessaire. Quelque part dans ces montagnes se trouvait un ami et patient qu’il se refusait à abandonner.
Sur le mur face à lui, une porte le séparait de la chambre. La pièce avait été vidée de son contenu et changée, à sa grande indignation, en laboratoire de fortune par son patient censé se reposer.
Cette porte s’ouvrit soudain. Et Theron Tademus fit son apparition.
Il semblait grandement étonné de trouver là le docteur et déclara qu’il était rentré peu après minuit et n’avait pas quitté depuis son laboratoire.
Quant à ses agissements des jours précédents, il provoqua la surprise en affirmant avoir passé la semaine en visite chez des amis à Carcassonne.
Le Dr Locke douta de ces paroles. Et avec raison.
Il se refusait à prendre les artistes pour des menteurs et chacun des artistes ou soi-disant artistes de la colonie avait non seulement nié connaître le professeur mais aussi passé une bonne partie de la semaine à sa recherche.
Tademus avait plus tard insisté pour que Locke l’accompagne à la colonie afin d’y rencontrer ces amis, mais subitement, en chemin, il avait admis ne s’être jamais rendu aux abords mêmes du lieu. Il se refusait toutefois à s’expliquer sur ses premières déclarations ou encore à dévoiler les circonstances de sa mystérieuse disparition.
Une semaine auparavant, Tademus avait quitté le chalet, une légère canne pour tout équipement. Il portait un costume de flanelle blanche, des chaussures de toile et un Panama. L’idée même qu’il se faisait d’une tenue de randonnée. Il était revenu vêtu de la même manière, impeccable ou presque à l’exception de quelques taches d’herbe sur l’étoffe du pantalon et l’inévitable argile jaune du chemin sur les semelles de ses chaussures.
S’il avait passé la semaine à vagabonder, il avait remarquablement réussi à garder ses vêtements propres.
« Asheville », pensa le docteur. « Il y sera allé en train, descendant à l’hôtel puis serait revenu sans le moindre souvenir de ses faits et gestes. Une grande fatigue nerveuse peut jouer ce genre de tour à l’esprit » .
Il garda dans un premier temps ces réflexions pour lui et, en bon médecin, attendit quelque temps avant d’évoquer le sujet à nouveau. D’autant plus que Tademus, profondément tourmenté, semblait dissimuler avec peine les causes de son mal-être.
Invoquant des vacances prolongées, Locke resta quelque temps au bungalow et garda son ami à l’abri de la curiosité de ceux qui avaient parcouru les collines à sa recherche. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour que son patient recouvre sa santé mentale et physique.
Il y parvint si bien que Tademus fut en mesure de retrouver ses étudiants pour la rentrée universitaire.
Ses étudiants… et son destin.
Wharton savait déjà tout cela. Il savait que personne n’avait jamais appris où Tademus s’était volatilisé. Le journal que contenait le carnet rouge était censé retranscrire les évènements de l’été, y compris cette fameuse semaine.
Le récit parut si étrange à l’assistant qu’il prit la liberté d’emporter ce qui était maintenant propriété de l’université et le présenta au Dr Locke.
Celui-ci s’apprêtait, le soir tombé, à rentrer chez lui. Sa journée de travail avait commencé avant l’aube.
– Personnel, dites-vous ?
Locke saisit l’ouvrage en fronçant légèrement les sourcils.
– Oui, personnel. Je pense, enfin… , j’attendrai que vous ayez terminé de le lire, j’aimerais ajouter quelque chose qui vous semblera sans doute étrange. Vous ne pourriez pas comprendre sans l’avoir lu. Je suis presque sûr que ce qui est relaté ici a quelque rapport secret avec la mort de Tademus.
– Surmenage. Son cœur a lâché. Il n’y a pas de mystère là-dessous.
– Peut-être pas, docteur. Et pourtant… Voulez-vous bien le lire s’il vous plaît ?
– Lisez-le moi donc à voix haute. Je serais moi-même incapable de me relire ce soir et vous connaissez mieux que moi son écriture microscopique.
Wharton s’exécuta
Lundi 3 juillet
Arrivé hier. Je m’attendais à pire. Locke se réjouirait de me voir ainsi : je ne fais absolument rien. Suivi ma prescription : marché et grimpé pendant deux heures. Passé l’après-midi à faire les cent pas à l’intérieur. Assez marché du moins. Je ne peux pas rester inactif. Impossible de cesser de penser, que croit donc Locke ?
Jeudi 6 juillet
Ai télégraphié à Wharton aujourd’hui. Il va m’envoyer par voie express le microscope Swift, une boîte de lames et de lamelles ainsi que d’autres petits éléments. Que Locke aille au diable ! Je vais suivre ses conseils, mais dans les limites du raisonnable. Il y a ici une pièce éclairée par cinq fenêtres. Le vieux Jake a vidé la chambre de ses meubles. Je pourrais en faire un laboratoire. Non que j’aie l’intention de me remettre au travail, bien entendu. Une heure ou deux d’observation au microscope rendra un peu tenable ce repos forcé.
Mardi 11 juillet
Jake a harnaché sa « bonne vieille mule » et a rapporté mes trois valises de la gare. J’ai déballé et installé le vieux Stephenson-Swift. Le simple fait de le toucher m’a arraché des larmes. Voilà les effets de cette « cure de repos » !
J’ai pourtant abandonné le microscope et le reste après déballage. Marché une quinzaine de kilomètres dans les collines. Essayé d’admirer le paysage, comme Locke me l’avait conseillé. Je ne comprends pas. Quelle beauté peut-on trouver à ces rochers, ces arbres et ces reliefs bosselés ? À ces chemins jaunâtres ou encore ce ciel, ces nuages ou ces buses ? Quelle beauté peut-on trouver à ce monde pesant, qui n’est rien d’autre qu’une façade pour les réels et délicats triomphes de la nature ?
J’ai vu un homme peindre aujourd’hui. Il barbouillait une toile à grands coups de pinceau maladroits. Comme il avait installé son chevalet au bord de la route, je me suis approché afin de savoir ce qui avait bien pu susciter son intérêt.
Et qu’avait donc choisi pour sujet ce peintre, cet artiste, cet amateur de belles choses ? Un bosquet sombre et sinistre, tiens, un mile plus loin. Un ruisseau coulait entre celui-ci et la route. L’eau était jaunie par l’argile et le courant trop rapide. Les micro-organismes les plus intéressants n’auraient pas pu y vivre. Un pont de planches dans un état lamentable l’enjambait, conduisant au bosquet et là, entre les arbres, s’élevaient piteusement quelques huttes horribles et presque en ruines.
Voilà la scène que mon « artiste » avait choisie pour sujet. J’entamais la conversation avec lui, par simple curiosité. J’eus droit à tout un charabia mêlant des notions de clair-obscur, d’aplats, de masses etc. Rien de bien défini ne semblait justifier son choix de peindre ces cabanes. J’ai tout de même appris quelque chose : il n’est pas le seul peintre dans les parages. Locke ne m’avait rien dit à propos de Carcassonne. Pensez-vous ! Presque une centaine de ces fous furieux en quête de « beauté » passent l’été à deux pas du lieu où j’ai promis de rester !
Et celui-ci m’a même invité à venir lui rendre visite ! J’ai répondu par un sourire évasif puis je suis rentré à la maison. En chemin, je suis passé au niveau de la bifurcation qui mène à Carcassonne. J’avais toujours évité de l’emprunter, sans trop savoir pourquoi jusqu’à aujourd’hui. Imaginez donc ! Presque cent et parmi eux des femmes je suppose ! Non, je garderai mes distances de cet endroit et resterai discret.
Samedi 15 juillet
Jake vient de m’apprendre qu’un groupe de gitans s’est installé dans le bosquet que ma nouvelle connaissance avait décidé de peindre. Ils vivent dans les huttes délabrées. Je vais désormais éviter cette route également. Parlez-moi de solitude ! Les collines grouillent d’artistes, de gitans et Dieu sait quoi encore. Allez donc vous reposer dans une ruche !
Découvert quelques intéressantes variations chez un ciliara prélevé dans une mare non loin. Fantastique ! Ai traité plus d’une douzaine de spécimens dont le macronucléus s’avère être double, incontestablement. Ni lobé, ni pulvérisé comme chez l’oxytricha, mais double ! Je n’ai finalement pas perdu mon été. Ressenti une fatigue singulière ce matin et réalisé que je n’ai guère quitté la maison depuis trois jours. Je devrais faire une longue promenade demain.
Lundi 17 juillet
Trahi par mon étourderie aujourd’hui. J’ai vécu une expérience assez désagréable. Fidèle à ma promesse envers Locke, je partais plein d’entrain cet après-midi, marchant d’un bon pas sur quelque distance. J’avais oublié les gitans et pris la route habituelle.
Je rencontrai bientôt une femme ou plutôt une jeune fille. Elle était parée de ces vêtements rapiécés aux couleurs vives que les femmes de ces tribus nomades affectionnent. Elle portait un foulard sur les cheveux. Je l’ai remarqué car il était de la même teinte profonde que le ciel au dessus des montagnes derrière elle. J’avais distingué de loin une bande dorée, en fait un bouquet de fleurs sur son sein – je crois qu’il s’agissait de chèvrefeuille sauvage. Son visage n’était pas sombre comme ceux de la plupart des gitans. Au contraire, sa peau blanche était lisse et ferme et ses traits fins et délicats.
Nos regards se sont croisés, ses yeux brillaient d’une belle et bien étrange manière. Je suis sûr qu’il n’y avait là ni prétention ni arrogance. Comme si elle me reconnaissait. Nous ne nous sommes pourtant jamais vus. L’impression laissée par cette rencontre subsiste encore.
Nous n’avons pas parlé, bien entendu et j’ai continué mon chemin. À ce moment, je n’ai pas pensé qu’elle pouvait être une gitane et ne me suis même pas demandé quelles pouvaient être ses origines. Je n’ai jamais rien ressenti de tel. Ce n’est qu’en atteignant le bosquet que j’ai repris mes esprits et je me suis soudain souvenu de ce que Jake avait pu dire des gitans qui campent là-haut.
Je me suis ressaisi rapidement, émergeant de cette joie vague et absurde que la vue de cette jeune fille avait éveillée en moi. Tout en parlant avec mon habitant de Carcassonne, j’avais observé le bosquet avec une attention soutenue. Parfait dans son genre… Rien n’aurait pu ajouter d’obscure laideur à ses arbres ou de désolation aux ruines des huttes, grises et délabrées.
J’ai complété cette impression aujourd’hui. La laideur, pour être parfaite, se doit de présenter une humanité sordide. Les cabanes, déjà tristes, étaient maintenant hideuses. Des femmes, grasses et repoussantes de saleté, paressaient sur leurs seuils, s’occupant de leur dégoûtante progéniture. Des enfants en haillons, couverts de crasse, se battaient comme des chiffonniers en se roulant par terre. Leurs voix m’évoquaient des cris d’animaux. J’ai soudain pris conscience que la fille au foulard bleu ciel venait de cette endroit, de ce taudis innommable.
Un chien bâtard au poil jaunâtre, la peau sur les os, avait soudain rejoint le pont à toute vitesse. Il portait une clochette rouillée qui cliquetait autour du cou, retenue par une corde. Il est resté sur l’autre rive à japper. Sa colère semblait surpasser n’importe quelle sauvagerie canine. Ses maigres mâchoires se tordaient avec une férocité qui tenait tant de la folie que d’une odieuse frayeur.
Quelques hommes, moustachus et au visage sale, étaient réunis autour d’une forge élevée dans le bosquet. Ils étaient en train de fabriquer quelque chose et le frappaient à coups de marteau dans une pluie d’étincelles. Comme le chien aboyait, l’un d’eux s’est retourné et m’a vu. Il a échangé quelques mots avec ses compagnons et, à ma grande consternation, ils se sont arrêtés de travailler et ont dirigé leurs regards vers moi. Je craignais qu’ils traversent le pont et l’idée d’avoir à leur parler m’était pour quelque raison absolument insupportable. Ils sont restés où ils étaient, mais un autre est soudain parti d’un rire retentissant, en me laissant voir l’objet qu’ils étaient en train de marteler.
Il s’agissait d’un grand piège en acier, grossier et réalisé avec maladresse. Même à cette distance, je pouvais distinguer les énormes mâchoires, aptes à mutiler un ours… ou un homme. Je n’avais jamais vu d’objet aussi ignoble. Je me suis détourné et j’ai repris le chemin du pavillon. En regardant derrière moi, j’ai pu constater qu’ils s’étaient remis au travail.
En dépit du soleil éclatant, le bosquet baignait dans une étrange obscurité. Comme si ce lieu solitaire existait en marge du monde. Les arbres mêmes étaient différents des autres arbres de montagne. Leurs lourdes branches restaient immobiles sous le vent. Elles se dessinaient, sombres et sans relief sur le ciel, comme découpées dans un papier sombre ou rappelant plutôt ces arbres plats brodés d’une tapisserie. C’était bien cela, une scène entière telle une image irréelle, sombre et plate de tapisserie.
Je suis rentré sans détour à la maison. Nerveusement affaibli, incontestablement. Je pense que je devrais écrire à Locke pour lui demander de me prescrire un fortifiant. Jusqu’ici, sa « cure de repos » n’a pas remporté grand succès.
Mercredi 19 juillet
Je l’ai de nouveau rencontrée.
La nuit dernière, je ne parvenais pas à dormir. Aux alentours de minuit, estimant qu’il était inutile d’insister, je me suis levé, habillé puis ai passé le reste de la nuit en compagnie du bon vieux Stevenson-Swift. Pour travailler de nuit, j’utilise une lampe qui éclaire mal. Souffrant ce matin d’une douleur considérable derrière les yeux, j’ai décidé de donner une nouvelle chance au traitement de « marche au grand air » que Locke m’a recommandé, bien que découragé par les précédents résultats.
Je me suis cette fois-ci rappelé de ne pas emprunter la route menant à l’horrible bosquet. La lumière du soleil semblait augmenter mon mal de tête. L’air était suffocant de chaleur, gonflé de poussière. Je devais marcher lentement. À la moindre accélération, mon cœur s’emportait et déclenchait une très désagréable impression d’étouffement.
Puis j’ai trouvé la jeune fille. Elle était assise sur un rocher, un bouquet de chèvrefeuille sauvage sur les genoux et cousait ensemble les tiges des fleurs.
Me voyant, elle a souri. « J’ai terminé votre couronne », a-t-elle dit, « et bientôt fini la mienne ». On aurait pu croire que nous avions depuis longtemps l’habitude de nous retrouver à ce rocher ! Elle m’a tendu son ouvrage composé de fleurs de chèvrefeuille.
Je ne parviens pas à comprendre ce qui m’a fait agir de la sorte. La lassitude et cette douleur derrière les yeux m’avaient départi de mon bon sens habituel. Ainsi, à ma grande surprise, j’ai saisi sa guirlande absurde et me suis assis où elle m’avait aménagé une place, à ses côtés. Puis nous nous sommes mis à parler.
Au moment où j’écris, juste quelques heures après, je ne pourrais dire si la fille s’exprimait dans un langage correct ou même me souvenir de ses mots exacts. Je me souviens cependant du son de sa voix. Je me rappelle aussi qu’elle m’a appris son nom, Elva et que lorsque j’ai tenté d’en savoir plus elle m’a répondu que chacun porte le nom qui lui convient. Ceci m’a fait l’effet d’une déclaration piquée d’un humour charmant. Je me suis mis à rire comme un enfant… ou un idiot, Dieu sait quoi !
Ayant terminé son ouvrage elle a insisté en riant pour que nous nous couronnions mutuellement de fleurs. Je vous laisse imaginer. Si un de mes étudiants avait été témoin de cela, je suis sûr qu’il en aurait été très surpris. Le professeur Theron Tademus, assis aux côtés d’une jeune gitane sur un rocher, couronné de chèvrefeuille sauvage et posant une même guirlande de fleurs sur le foulard bleu de cette jeune fille !
Par chance, ni l’étudiant ni personne ne vint à passer et quelques minutes plus tard elle me dit quelque chose qui me fit reprendre mes esprits. Je ne puis rapporter que des sensations et non ses paroles, en raison de cette inexplicable altération de mémoire.
« Mon père est le chef de notre clan. Viens nous rendre visite. Par égard pour moi, tous te souhaiteront la bienvenue ». Elle parlait avec la grâce d’une princesse mais je me suis levé subitement, m’écartant d’elle. Le souvenir du bosquet m’était revenu, sombre et oppressant tel une ancienne tapisserie, avec sa trame de formes, de feuillage hideux. Je me rappelais de l’affreuse tribu dont cette fille provenait.
Sans un mot ni un adieu, je la laissai là, sur le rocher. Sans un regard en arrière, sans qu’elle ne cherche à me retenir. Ce n’est qu’en arrivant à la maison, lorsque j’ai rencontré le regard du vieux Jake à la porte que j’ai réalisé que je portais encore la couronne de chèvrefeuille, le chapeau à la main. Arrachant les fleurs, je les ai jetées dans le fossé puis j’ai rejoint la solitude du bungalow avec le peu de dignité qui me restait.
Il fait nuit à présent et, il y a quelques instants, je suis retourné dehors. La couronne est avec moi dans la pièce. Les fleurs n’ont pas été souillées par le fossé et semblent aussi fraîches que lorsqu’elle me les a données. Je ne pensais pas que le chèvrefeuille sauvage pouvait être aussi parfumé. Elva. Elva au foulard bleu ciel et au chèvrefeuille doré.
Mes paupières sont lourdes, mais la douleur derrière mes yeux a disparu. Je pense que je vais pouvoir dormir ce soir.
Vendredi 21 juillet
Il y a bien des hommes assez naïfs pour se reposer sur leur sens de l’observation. J’avoue humblement en faire partie.
Hier, je me suis levé, me sentant plus d’entrain que les semaines passées. Après tout, le traitement de Locke semble digne de respect. Ceci en tête, je n’ai consacré que quelques heures à teindre mes « « « ciliae » » » binucléaires et à terminer la préparation de mes lames.
J’ai passé toute la dernière partie de l’après-midi à cheminer sur les routes. J’admets qu’un paysage puisse avoir un certain charme, général, un peu fruste, avec ses étendues verdoyantes, ses violets lointains et son ciel tel un foulard bleu lancé sur l’ensemble. Si la douleur n’était pas revenue, j’aurais presque pu apprécier ces panoramas. Après avoir marché plus loin qu’à l’accoutumée, j’ai regagné la maison au crépuscule. Une petite silhouette est alors surgie de derrière quelque rhododendron, comme en embuscade. On aurait dit un enfant, un garçon, bien que je n’ai pas pu le distinguer clairement, ni même la manière dont il était vêtu.
Il a lancé quelque chose dans ma main. À mon grand étonnement, il s’agissait d’un rameau de chèvrefeuille sauvage. « Elva… Elva… Elva… ». L’étrange enfant dansait pratiquement devant moi, répétant le nom de la fille et rien d’autre. Me ressaisissant, j’ai compris que ce garçon avait été envoyé par Elva, j’ai alors insisté pour qu’il cesse de s’agiter assez longtemps pour communiquer son message.
La grand-mère d’Elva, disait-il, était très malade. Elle était souffrante depuis des jours et ce soir la maladie avait empiré, bien empiré. Elva craignait que sa grand-mère meure et, « bien sûr », disait le garçon, « aucun docteur ne viendrait à notre appel ! ». Elle s’était souvenue de moi, comme l’unique ami qu’elle avait parmi « les gens de l’extérieur ». Accepterais-je de venir au chevet de sa pauvre grand-mère souffrante ? Et si je possédais quelque remède des gens de l’extérieur chez moi, pourrais-je, si je voulais bien, l’emporter avec moi ?
Eh bien oui, j’ai hésité. Mis à part quelques doutes pratiques et évidents, j’étais habité par une horreur insensée pour le groupe de gitans, certes, mais aussi pour le bosquet lui-même. Mais il y avait le rameau de chèvrefeuille. Dans sa détresse, elle l’avait envoyé comme témoignage de sa bonne foi. Elle me l’avait envoyé ! Eva, au foulard bleu ciel et à la bouche rieuse.
« Attends ici », ai-je dis au garçon un peu brusquement avant d’entrer dans la maison. Je me rappelais d’une pochette contenant quelques médicaments de première nécessité, que je n’avais jamais utilisés, accompagnés par une brochure d’explications. Si je devais jouer au médecin amateur, cela pouvait aider. J’ai cherché Jake, afin de l’informer de mon expédition. Bien qu’il ait laissé un poulet à griller, je ne l’ai pas trouvé à la cuisine. Il était probablement allé à la source chercher de l’eau.
En ressortant, j’ai appelé le garçon mais sans recevoir de réponse. Il faisait nuit noire. Lors du coucher du soleil, le ciel était nuageux, je ne pouvais donc pas bénéficier de la lueur de la lune.
J’étais en colère contre lui pour ne pas avoir attendu, mais la route m’était assez familière, même dans l’obscurité. Du moins, c’est ce que je pensais jusqu’à ce que je me heurte à un massif de houx. Je compris que je m’étais écarté du chemin et que j’avais traversé une des étendues d’argile jaune qui défigurent le flanc de la montagne en surplomb du pavillon de Locke. J’ai lancé un regard en arrière, cherchant la lumière des fenêtres pour me guider, mais les arbres les cachaient. De toute manière, la route ne devait pas être bien éloignée. Après avoir bien trébuché, j’étais sûr de m’être engagé de nouveau dans la bonne direction et, un peu plus tard, j’ai pu distinguer un faible point lumineux, vermeil, sur ma gauche.
Comme j’avançais vers lui, j’ai su au bruit du courant et aux gargouillements de l’eau que j’avais rejoint le pont enjambant le ruisseau. Je suis resté là quelques minutes, fixant du regard la lumière vermeille. C’était tout ce que je pouvais distinguer. Elle ne semblait rien illuminer à son entour, de quelque manière que ce fut.
Vint alors un bruit de pattes qui trottinent, le tintement d’une clochette puis un aboiement furieux retentit sur l’autre rive du ruisseau. L’affreux bâtard au poil jaune, ai-je pensé. Elva, ayant abusé de ma gentillesse au point de me faire venir, aurait pu au moins arranger un meilleur accueil. Je l’imaginais accroupie, vêtue de couleurs vives et estivales, soignant la vieille sorcière que devait être sa grand-mère. Le reste du clan devait probablement y rester indifférent. Elle ne pouvait se permettre de quitter son chevet et moi, je restais là, hésitant et lâche !
J’ai fermement empoigné ma canne, pensant au chien et m’en aidant pour guider mes pas, je trouvai le pont que je traversai. Quelque chose se jeta immédiatement contre ma jambe et s’éloigna avant que je ne puisse le frapper. J’entendis le chien bondir et japper tout autour de moi. Je réalisai tout d’un coup que la voix de l’animal n’était pas celle du bâtard jaune. Elle n’avait rien de féroce ; il s’agissait de l’aboiement joyeux et excité d’un chien bien élevé qui accueille son maître ou l’ami de son maître. Et la clochette qui tintait à chaque bond avait un son doux et argentin, bien différent du cliquètement fêlé de celle du cabot.
J’avais tant de haine pour ce sale chien que la pensée de ne pas avoir à lui faire face fut un soulagement. Les huttes, à mon souvenir, devaient se trouver à cinquante yards au-delà du cours d’eau. Je ne voyais de feu de camp nulle part. Juste ce point vermeil et lumineux.
J’avançais …
Wharton s’arrêta soudain dans sa lecture.
« Ici , intervint-il, le récit devient extraordinaire. Et ce qui est curieux c’est qu’en relatant les évènements, le Professeur Tademus ne semblait pas conscient de décrire autre chose qu’une expérience agréable et inhabituelle ».
Le Dr Locke fronça ses épais sourcils.
– Agréable !, grinça-t-il, quel jour a-t-il écrit cela ?
– Le vingt et un juillet.
– Le jour de sa disparition. Je vois. « Agréable » ! Et cette gitane… ah ! Quelle aventure pour un homme tel que lui ! Je ne m’étonne plus qu’il ait essayé de nous cacher la vérité. Je ne désire pas connaître la suite, Wharton. Quoi qu’il ait pu advenir, mon ami est mort. Qu’il repose en paix.
– Oh, mais attendez !, s’écria le jeune homme avec une gravité surprenante. Grand Dieu, docteur, croyez-vous que je vous aurais apporté ce journal s’il associait ce type d’histoire au professeur ? Non, ce récit est étonnant pour des raisons bien différentes de ce que vous pourriez soupçonner.
– Alors continuez, grogna Locke.
Et Wharton reprit.
Soudain, comme répondant à un signal, pas une, mais une myriade de lumières ont percé les ténèbres. Quelque chose de comparable à quitter un lieu clos et obscur pour passer au grand jour. Un instant ébloui, j’ai réalisé qu’en fait des huttes délabrées et du sombre bosquet, je me trouvais face à un groupe de belles maisons.
Comme une première impression peut tromper un homme ! Me croyant au camp gitan, il me fallut quelques minutes pour reprendre mes esprits et comprendre que je m’étais bel et bien trompé de direction. D’une manière ou d’une autre, j’avais fini par emprunter l’autre route qui menait, non pas au bosquet, mais à Carcassonne !
Je ne pensais pas que cette colonie d’artistes puisse être un endroit aussi plaisant. Pas une rue, les maisons sont placées ici et là sur de vertes étendues d’herbe comme je n’en ai jamais vu dans ces montagnes de roche et d’argile.
(Le Dr Locke sursauta légèrement dans son fauteuil. Carcassonne, qu’il avait déjà vue, lui revint en mémoire. Il n’intervint pas, mais redoubla d’attention dès ce moment, tel un homme attendant le mot clé pour résoudre une énigme).
De toutes parts jaillissaient les lumières, accrochées aux branches fleuries des arbres, émanant des herbes, éclatant de chaque porte, de chaque fenêtre. Pourquoi avaient-elles été si brusquement allumées après une telle obscurité ? Je ne le savais pas encore. Une jeune fille sortit de l’une des maisons les plus proches et marcha vers moi. Elle était vêtue de façon charmante, tout en soies fines de couleurs vives. Elle portait un petit bouquet de chèvrefeuille à la ceinture et ses cheveux étaient ceints d’un foulard bleu ciel. Je l’ai tout de suite reconnue, commençant à comprendre le tour qui m’avait été joué. Le chien s’élança vers elle. Il s’agissait d’un superbe colley. Un large ruban de satin retenait à son cou une minuscule clochette d’argent.
Je me félicite d’avoir immédiatement fait preuve d’un aplomb remarquable. La jeune fille s’est arrêtée à une certaine distance. Elle riait, mais je me suis fait fort de réclamer des comptes. Sous mes accusations, elle admit tout de suite m’avoir trompé. Elle m’expliqua avoir perçu ma confusion, que les apparences me l’avaient fait prendre pour une gitane. Il lui avait été irrésistible de continuer la comédie et m’avait donc envoyé son petit frère porteur du message.
Je répliquais que le garçon m’avait abandonné et que j’avais failli m’aventurer dans le camp des véritables gitans tandis que je cherchais à la rejoindre, elle et sa grand-mère de fiction. Ceci parut l’amuser plus encore. La joie d’Elva était particulièrement communicative. Au lieu de m’en offusquer, voilà que je riais à ses côtés.
Pendant ce temps, une foule de personnes s’était peu à peu réunie sur l’herbe, me menant à un vieil homme empreint de grâce et de dignité. Elva me dit qu’il était son père et me le présenta. À ce moment, je remarquai qu’elle employait seulement mon prénom, Theron, que je lui avais appris lorsque nous nous étions assis sur le rocher au bord de la route. Puis j’ai observé que chacun faisait de même au sein du groupe lors de présentations et d’échanges. Bien que n’ayant jamais côtoyé d’artistes, j’ai entendu dire qu’ils étaient enclins à certaines petites manies non conventionnelles. Je ne m’étais cependant jamais imaginé qu’un homme comme moi pourrait se sentir attiré vers eux ou même apprécier leur compagnie.
Je suis ravi. Ces « colons » de Carcassonne sont les gens les plus accueillants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Tous semblaient au courant de la plaisanterie qu’Elva avait joué à mes dépens. Ils rirent avec nous, mais, en contrepartie, m’avaient fait l’un des leurs de la plus agréable des manières.
Je dînai dans la demeure du père d’Elva. La salle à manger, gigantesque, était magnifique. De par mon travail sur le monde microscopique, j’ai tendance à ne voir que maladresse – et grossièreté – là où d’autres parlent de beauté. Carcassonne est différente. Il y a cette minutieuse perfection dans l’architecture des maisons de ces artistes, dans la texture de leurs vêtements, ainsi que dans la courbe délicate de leurs visages, que je trouve particulièrement aimables. Leurs vêtements ne suivent aucune mode. Hommes et femmes s’habillent selon leurs envies et chacun fait preuve d’un goût exquis, donnant vie à des toilettes faites d’étoffes légères, aux couleurs vives, non criardes mais plutôt similaires aux teintes des fleurs.
Jusqu’à la nuit dernière, je n’avais jamais compris le plaisir que l’on pouvait avoir à se déguiser ni l’effet formidable que cela peut produire sur quelqu’un d’une nature particulièrement pessimiste, ce que je reconnais être.
Elva, tout emplie d’une espièglerie bon enfant, a insisté pour que je m’ » habille pour dîner ». Sa demande a été aussitôt appuyée par les rires du groupe. Je me suis laissé emporter, alors que je n’y suis en rien habitué, puis draper d’une robe blanche, ornée de broderies d’argent pareilles à la délicate cristallisation du givre. Entraîné, hilare, vers un miroir, je suis resté stupéfait par mon changement d’apparence.
Différentes de la robe noire à capuche écarlate de l’université, ces étoffes scintillantes m’apportaient non pas dignité mais une aura de jeunesse remarquable – je ne puis l’appeler autrement. Je semblais plus jeune et en même temps plus dynamique, plus vivant. Inspiré soit par l’enthousiasme communicatif de mes compagnons, soit par une résurgence de l’enfance, j’étais soudainement habité par le désir de plaire, d’être joyeux parmi les fêtards et, pour être franc, tout particulièrement de conserver l’attention d’Elva au moment où elle semblait fixée sur moi.
Je ne m’attendais pas à un tel succès. Il y a quelque chose dans l’atmosphère même de Carcassonne qui, une fois que l’on y a succombé, exalte comme le vin. Je n’ai jamais dansé, ni désirer apprendre à le faire. Hier soir, j’ai dansé avec Elva, toujours et encore Elva. Elle éconduisait par ses rires tout autre partenaire. Nous ne dansions pas sur un plancher verni, mais dehors, sur l’herbe verte, sous la lueur banche et riante des étoiles. Il n’y avait pas d’orchestre. Partout où tournoyaient ces couples aux pieds légers, un musicien suivait, jouant de sa blanche flûte d’ivoire.
Battements d’ailes, course des nuages, feuilles emportées par le vent, toute chose légère flottant dans l’air paraissait suivre cette musique. Elle élevait et emportait. Il n’était plus besoin d’apprendre pour danser ! Comme j’écris, j’ai la sensation d’entendre encore le chant de cette flûte à mon oreille, que son écho ne s’éteindra jamais. La voix d’Elva a cette même clarté. Hier soir, sa voix comme la musique me faisaient perdre la tête. Nous dansions, j’ignore combien de temps et quand nous nous sommes arrêtés.
Je me suis réveillé ce matin dans une chambre parée d’or et d’ivoire, aux fenêtres rondes ouvrant sur un ciel bleu traversé de branches en fleurs. Je me souvenais vaguement que le père d’Elva avait insisté pour que j’accepte son hospitalité pour la nuit. Je crains que cette joie nouvelle m’ait trop agité. Du moins, elle ne m’a pas rendu plus résistant. Je n’ai bu qu’un verre de vin pétillant, doux et doré, au goût rappelant le parfum des fleurs de chèvrefeuille sauvage qu’Elva aime tant.
Il doit être autour de dix heures du matin et me voici à écrire ces lignes, assis sur un banc de marbre près d’un bassin, dans la cour centrale de la demeure de mon hôte. J’attends Elva qui a dû s’absenter pour quelque raison. Ayant trouvé ce carnet dans ma poche, j’ai pensé qu’il valait mieux y reporter immédiatement non seulement le tour qui m’a été joué, mais aussi la seule expérience en société véritablement agréable qui m’ait été donnée de vivre.
Il me faut laisser cette tenue exubérante, prendre congé d’Elva, puis retrouver Jake et ma retraite solitaire. Le pauvre homme s’arrache probablement les cheveux sur mon absence inexpliquée. Mais j’attends avec espoir une invitation à revenir à Carcassonne.
Samedi 22 juillet
J’abuse de la générosité de mes hôtes. Cela ne se fait pas. J’ai parlé à Elva de ma visite prolongée et elle m’a répondu en riant que ceux qui avaient bu le vin et porté les robes de Carcassonne avaient rarement le désir d’en repartir. Elle m’a suggéré d’abandonner l’idée de « fuir » et de passer ma vie ici. Une plaisanterie, sans aucun doute, mais je souhaitais presque que cette proposition fut sérieuse. Elle et les siens me font perdre la notion du monde ordinaire.
Non qu’ils soient frivoles, mais leurs activités, leurs plaisirs, sont d’une délicatesse et d’une beauté fascinantes. Des familles entières sont installées ici. Je n’accorde guère d’attention aux enfants d’habitude, mais ceux-ci ne feraient pas de mal à une mouche. J’ai rencontré le messager d’Elva, son frère. Un petit lutin, drôle et adorable. Il est difficile de croire que j’aie pu le confondre avec ces gamins de gitans dans l’obscurité. Quand je pense que j’ai même pris Elva pour une gitane !
Hormis la peinture, mes nouveaux amis s’adonnent à de nombreux passe-temps. Des travaux d’artisanat. Elva m’a emmené voir leurs boutiques, des boutiques telles des fleurs architecturales, taillées dans le marbre le plus fin.
Ils réalisent des bijoux, tissent des étoffes, travaillent le cuir et pratiquent plusieurs autres activités intéressantes. On trouve une forge au centre de la pelouse. Tous les éléments qui la constituent, jusqu’à l’enclume d’acier, sont marqués par un damasquinage représentant une fougère. Plusieurs forgerons amateurs s’y affairaient mais Elva s’est empressée de me mener plus loin avant que je ne puisse voir ce à quoi ils travaillaient.
J’ai tenté de retrouver le jeune peintre qui m’avait appris l’existence de Carcassonne et invité à venir lui rendre visite. Je ne parviens pas à me souvenir de son nom, mais comme je le lui décrivais, Elva m’a vaguement répliqué que tout « étranger » n’était pas forcément le bienvenu pour un séjour permanent parmi les siens. Je n’ai pas insisté, me souvenant des horreurs que ce même peintre avait posées sur la toile, je pouvais comprendre qu’il n’aurait pas longtemps été admis chez ces travailleurs admirables. Il aura probablement été banni ou quitté de lui-même les lieux peu après notre conversation sur la route.
Je dois faire attention, je ne voudrais pas compromettre mon propre séjour ici. La simple pensée de devoir revenir à ce monde brutal et superficiel ravive un profond mal-être et cette douleur derrière les yeux que j’avais presque oubliée.
Dimanche 23 juillet
Elva ! Sa présence suffit à mon bonheur. Le ciel n’a pas l’éclat du bleu de son foulard et de ses yeux. La lumière du soleil est terne comparée au chèvrefeuille sauvage dont elle assemble les fleurs en couronnes sur nos têtes.
Aujourd’hui, comme de tout jeunes amoureux, nous avons gravé nos noms sur l’écorce lisse d’un arbre. « Elva-Theron ». Et nous les avons entourés d’une couronne. Je suis heureux. Pourquoi, pourquoi devrais-je quitter Carcassonne ?
Lundi 24 juillet
Encore ici, mais cette nuit sera la dernière où j’abuserai de l’hospitalité de ces gens qui m’ont accueilli comme un prince. Un incident a eu lieu aujourd’hui, navrant ou scandaleux selon les points de vue. J’étais endormi lorsque cela est arrivé, je me suis réveillé au bruit du coup de feu.
Des hommes vivant dans la montagne, des brutes, sont entrés à Carcassonne sur leurs chevaux et ont abattu le chien d’Elva dans un acte purement gratuit. Ils prétendaient que le colley avait attaqué l’un des leurs. Mensonge ! Ce chien était doux comme un agneau ! Il avait sûrement couru et bondi en aboyant autour des chevaux, ce qui aurait agacé ces monstres. Ils étaient déjà loin lorsque j’ai accouru.
Je trouvai Elva en pleurs et pour cause, son animal favori avait eu la tête arrachée sous la force de l’impact. Je ne savais que faire, j’allais me précipiter chez le shérif mais Elva m’a retenu. J’ai feint de céder, mais si son père n’engage pas de représailles à l’encontre de ces hommes, je m’en chargerai moi-même. Meurtriers ! Elva pardonne trop vite.
Mercredi 26 juillet
J’ai observé les forgerons aujourd’hui ; Elva ne m’accompagnait pas. Je ne pensais pas que l’argent puisse se travailler comme l’acier. Ils doivent utiliser une sorte d’alliage ou le fondre dans le fourneau plutôt que de le sortir à blanc des flammes. Ils le battent ensuite de leurs marteaux minuscules et délicats.
Ils fabriquaient quelque chose de bien étrange. En argent massif, orné de motifs floraux, mais la forme en elle-même m’était une énigme. J’ai fini par demander à l’un d’entre eux de quoi il s’agissait. Un grand gaillard, au visage noirci et rieur.
« Devine !, me dit-il.
– Impossible, c’est pour moi un casse-tête chinois.
– C’est quelque chose de plus curieux encore.
– Quoi donc ?
– Un piège… elfique !
Il eut un rire malicieux.
– Je vous en prie !
– Bon, c’est un piège de toute manière. Tu vois ?
Les autres s’étaient gentiment écartés. De son marteau, il actionna un levier, aussitôt, deux parties de cette bizarre machine s’ouvrirent telles deux minces mâchoires. Chacune d’elles était pourvue d’une rangée de pointes semblables à des aiguilles ou des dents. Le métal était encore rouge et lorsqu’il retira son marteau, les mâchoires se refermèrent bruyamment dans une pluie d’étincelles.
– Un piège, bien sûr… – J’étais stupéfait.
– Oui et un piège remarquable. Il ne se contente pas d’attraper une fois.
– Je ne comprends pas.
– Si une créature, un homme, dirons-nous et il se remit à rire, met le pied dans ce piège, il peut en échapper, mais, tôt ou tard – rapidement je pense – le piège le rattrape. C’est pour cela qu’on l’appelle un piège elfique.
Je compris soudain qu’il se jouait de moi. Ses compagnons riaient de ces absurdités. Je suis parti, sans colère, mais perturbé. Son piège idiot m’avait fait penser aux gitans, à cette horrible chose en acier grossièrement travaillé qu’ils m’avaient montrée dans leur forge. Il aurait été terrible de rencontrer de nuit ces hommes capables de créer un instrument aussi barbare que cette machine aux dents acérées. Quand je pense que j’ai failli arriver dans leur camp par erreur…et de nuit !
Vendredi 28 juillet
De retour à la maison. J’écris maintenant de mon laboratoire. Un jour gris se lève et je travaille ici depuis minuit. Je me sens étrangement abattu. Probablement besoin d’aller prendre mon petit-déjeuner.
Hier soir, Elva et moi étions dans la cour de la maison de son père. L’eau du bassin en son centre brillait d’une lueur dorée et nous regardions les poissons qui la traversaient, la queue telle une traîne légère et vaporeuse.
J’ai soudain poussé un cri, il y avait dans l’eau quelque chose de bien plus intrigant que ces poissons. Saisissant précipitamment une fiole, laquelle ne me quitte jamais lors de mes promenades, je la passais rapidement sur la surface lumineuse.
Elva avait reculé, effrayée.
– Qu’est-ce que c’est ?
J’examinais attentivement le contenu de la bouteille. Je ne pouvais pas me tromper.
– Dysteria. Je triomphais. Dysteria ciliata. Dysterlus giganticus, il me faut appeler par son nom ce spécimen unique. Elva, cette prodigieuse créature va me permettre d’avoir un nouvel aperçu sur son espèce entière.
– Mais quelle prodigieuse créature ?
Pour la première fois, je voyais Elva presque irritée, mais j’étais empli d’enthousiasme. Je la laissais regarder dans la bouteille.
– Ici ! J’exultais. Tu le vois ?
– Où donc ? Je ne vois rien d’autre que de l’eau … et une petite tache à l’intérieur.
– Je te présente le dysterlus giganticus, expliquais-je fièrement. Assez gros pour être distingué à l’œil nu. Tu vois, mon petit, c’est un monstre à sa manière. Ainsi qu’une variété d’eau douce !
Je glissais la fiole dans ma poche.
– Où vas-tu ?
– À la maison, bien entendu, je n’ai que peu de temps pour passer ce petit être sous le microscope.
J’avais oublié à quel point les tempéraments scientifique et artistique pouvaient être différents. Rien n’aurait pu convaincre Elva que ma remarquable capture valait la peine de marcher un peu plus d’un mile pour être examinée convenablement.
– Vous êtes tous les mêmes ! s’écria-t-elle. Tous ! Vous parlez d’amour, mais vous n’en avez que pour l’argent, la liberté ou encore pour de petits riens misérables comme cette forme de vie à laquelle tu donnes un nom savant… et pour laquelle tu m’abandonnes !
– Enfin, protestais-je, c’est juste l’affaire d’un moment. Je reviendrai.
Elle hocha la tête dans un geste négatif. Je ne l’avais jamais vue ainsi, les traits tirés, sa bouche autrefois rieuse accusant maintenant une certaine amertume. J’étais navré de la quitter dans de telles conditions, mais ma visite s’était prolongée de façon ridicule. De plus, quelque chose m’incitait plus que tout à revenir à mon environnement habituel. Je voulais ressentir l’ajusteur de micromètres entre mes doigts et voir la tache blanche, floue et informe passer du chaos à une définition parfaite.
Elle a fini par me laisser partir. Je lui ai solennellement promis de venir la voir chaque fois qu’elle en aurait le désir. Pauvre enfant ! Voyons, je peux venir chaque jour à Carcassonne, si elle le souhaite.
J’entends Jake s’affairer dans la cuisine. J’ai mauvaise conscience de l’avoir traité de la sorte. Il a dû se demander où j’étais passé. Néanmoins, s’il s’était tant inquiété, il aurait poussé les recherches jusque Carcassonne.
30 août
Il est à présent inutile de continuer à tenir ce journal. Je pense que je n’aurais plus rien à raconter désormais. Plus un souvenir, quel qu’il soit. Je retourne à mes étudiants le mois prochain. Dieu sait ce que je pourrais bien leur dire ! Elva. Autant me contenter d’apporter un point final à cette histoire.
Il devient chaque jour plus difficile de me rappeler des détails. Si je n’avais pas tenu ce journal lorsque j’étais… lorsque j’étais là-bas, je pense que j’aurais pu sérieusement mettre en doute la véracité de ce que j’ai pu y écrire. Locke m’a affirmé que je ne pouvais pas m’être trouvé à Carcassonne.
Il était debout dans la cuisine, placé dans un rayon de soleil. Je le voyais clairement, je voyais en lui la créature immensément laide et rustre qu’il était. C’est à cet instant que j’ai compris.
Mais je ne pouvais l’admettre, pas même à moi-même. Je lui ai demandé de m’accompagner à Carcassonne. Il n’y avait pas de ruisseau, pas de pont. Les maisons étaient de misérables pavillons dispersés sur le sol nu et plat, ce sol d’argile jaunâtre du flanc de la montagne. Les habitants, (des artistes n’est-ce pas !) étaient une foule anodine et négligée, bariolée de taches de peinture qui correspondait à l’idée que j’avais eue de prime abord d’une colonie d’artistes.
Leurs traits sans grâce et leur peau épaisse me rendaient malade. Locke me raccompagna en silence. C’est à peine si je pouvais supporter sa compagnie. Quel homme frustre et répugnant !
En fin de journée, j’ai réussi à m’échapper et pris la route menant au camp gitan. Les huttes avaient été désertées. L’étrange atmosphère évoquant l’absence de relief d’une tapisserie s’était retirée du bosquet.
J’ai traversé le pont de planches. Parmi les arbres je trouvais des cendres et le creux où s’était élevé la forge. Quelque chose également. Un chien ou plutôt ses restes que personne n’avait songé à enterrer. Le bâtard au poil jaunâtre. Sa tête avait été arrachée par un coup de fusil. Il y avait aussi une affreuse clochette, attachée à une corde.
Un des arbres, dont le tronc était lisse, avait quelque chose de gravé dans son écorce. Il est au-dessus de mes forces de pouvoir l’écrire ici… Je suis parti en laissant là les deux noms gravés.
La floraison du chèvrefeuille sauvage touche à sa fin. Je peux partir désormais. Locke me trouve en meilleure santé, je suis de nouveau en mesure de donner mes cours.
Je ne suis plus entré dans mon laboratoire depuis ce matin-là. Locke admire ma « force de caractère » pour laisser tout cela de côté en attendant de recouvrer pleinement la santé. Force de caractère ! Aussi longtemps que je vivrai, jamais plus je ne regarderai dans un microscope. Peut-être l’apprendra-t-elle d’une manière ou d’une autre et me fera signe de la rejoindre.
J’ai bu le vin et porté les robes de son peuple. Ils m’ont fait l’un des leurs. N’est-il pas naturel qu’ils m’aient banni pour ne pas avoir compris ce que ce j’avais si bien deviné ? Je ne peux plus supporter la compagnie des hommes. Ils sont gauches et révoltants, je ne peux plus m’y faire.
Dieu seul sait ce que j’irai raconter à mes étudiants.
Je termine ici la dernière partie de mon récit… jusqu’à ce qu’elle me fasse signe !
Wharton et Locke observèrent un long silence. Finalement le docteur poussa un profond soupir, comme s’il avait tout ce temps retenu son souffle.
– Par tous les saints ! s’exclama-t-il, pauvre Tademus ! Moi qui pensais que son mal de cet été n’était qu’une défaillance temporaire. Il parlait pourtant comme un homme sensé et agissait comme tel, sapristi ! Son esprit en était là ! Et malgré les efforts du détachement, il était resté tout ce temps avec les gitans. Voyez que dans son délire, nous trouvons tout de même parfois des preuves de rattachement au réel.
J’ai entendu dire qu’un chien avait été abattu, il dit qu’il dormait lorsque cela est arrivé. Où était-il donc caché pour que le détachement ne l’ait pas trouvé ? Drogué, caché sous un tas de haillons répugnants dans une de ces huttes, vous croyez ? Pourquoi donc l’avoir caché pour le laisser repartir ? Il est revenu le jour même de leur départ.
Wharton secoua la tête face à ce torrent de questions.
– Je ne saurais dire, il était certainement avec les gitans. Quant à son délire, puisqu’il faut l’appeler ainsi, il s’en dégage une beauté et une cohérence qui, disons… qui me gêne.
Le docteur lui lança un regard perçant.
– Vous n’allez tout de même pas me dire que vous…
– Docteur, dit Wharton à voix basse, vous souvenez-vous de ce qu’il a pu écrire sur les forgerons et ce sur quoi ils travaillaient ? Ils fabriquaient un piège elfique. Et bien, je pense que ce piège l’a attrapé.
– Quoi ?
Locke, alarmé ouvra grand ses yeux fatigués.
– Attendez !, s’exclama ce dernier, je n’ai pas fini. Vous savez que j’étais dans la classe au moment où le professeur Tademus est décédé ?
– Oui ?
– Oui ! J’étais le premier à venir à lui. Mais avant cela, j’étais debout près du bureau. Il y a trois fenêtres basses dans cette pièce. Les étudiants faisaient face au mur tandis que je me trouvais en face des fenêtres. Le professeur est entré, a déposé son journal et s’est tourné vers la classe. Tandis qu’il faisait cela, une tête est apparue à l’une de ces fenêtres. Comme celles-ci sont près du sol, quelqu’un peut facilement observer de l’extérieur.
« Il s’agissait d’une femme. Non, je n’invente rien. J’ai vu que sa tête était ceinte d’un foulard bleu. J’y ai prêté attention, car le bleu de l’étoffe a provoqué en moi une étrange frisson de bien-être. Il était du bleu même du ciel au dehors. Elle a ensuite levé la main. Je l’ai vue faire, elle tenait entre ses doigts un rameau de fleurs dorées, comme la lumière du soleil. Elle l’agitait comme si elle faisait signe. Comme ceci.
C’est alors que Tademus s’est effondré. Et il existe des légendes, vous savez, sur des êtres extraordinaires pouvant prendre l’apparence de gitans et qui possèdent de bien étranges pouvoirs. Leurs aspect extérieur est misérable et repoussant, mais au-delà, comme sous un voile, ils mènent une vie merveilleuse.
Un homme qui a un moment partagé leur existence est pris, pris dans le véritable piège elfique, dont le travail des forgerons n’est qu’une représentation symbolique. Il peut s’échapper, mais il ne peut oublier, devient incapable de revenir parmi les siens. Il doit alors, pour les rejoindre, prendre le chemin obscur que Tademus a dû prendre lorsqu’elle l’a appelé.
Oh, j’ai pu rire des histoires de bonnes femmes comme vous autres. J’ai partagé vos vues érigées par l’éducation et empreintes d’un esprit moderne. Je ne peux plus désormais, voyez-vous, parce que…
Qu’écrivez-vous donc ? Une prescription ? Pour moi ? Voyons docteur, vous ne comprenez pas. Je l’ai vue, je vous dis. Elva ! Elva ! Elva au chèvrefeuille couleur d’or et au foulard reflétant le ciel ! »
Titre original : The Elf Trap par Francis Stevens
Traduction : Clémence Martinet (2009)
Pour ceux qui souhaitent la lire sur papier, voici le document.