Destin n'est pas aveugle (Le)

UN

Il était tard dans la nuit. Ils étaient comme perdus au coin de la rue Esmeralda et de la rue Sarmiento, indécis. Ils sortaient du théâtre San Martín, après y avoir joué. L’œuvre : Juan Moreira. Gardel proposa d’aller célébrer son vingt-cinquième anniversaire au Palais de Glace de la Recoleta. Le Palais étant à l’époque un lieu très en vue, l’ambiance y était assurée. Razzano s’y opposa, prétextant qu’on n’y trouvait là que des gangsters, des durs, des exaltés. Deferrari s’unit aux protestations de Razzano ; tous deux préféraient l’Armenonville, où l’on risquait moins de se trouver mêlé à une rixe. Alippi et Morganti insistèrent pourtant en dépit des refus, avançant qu’Abelenda y avait déjà réservé une table, puis ils partirent avec Gardel pour la Recoleta tandis que Deferrari et Razzano se dirigeaient vers le bar de Los Angelitos, au coin des rues Rincón et Rivadavia, point de réunion habituel du groupe.

Les individus étaient appuyés dos au mur, à tuer le temps près de l’entrée du Palais, comme s’ils les attendaient. Alippi avait émis des réticences durant le voyage, et un commentaire de l’acteur, pressentant qu’ils allaient avoir des ennuis, n’avait pas plu à Gardel, qui était plutôt du genre rationnel. Elias sentait que les choses iraient mal ce soir-là, et ses prémonitions avaient fini par gâter l’humeur du groupe. Lorsque la voiture passa près des jeunes gens, Alippi les salua de la main dans un geste se voulant amical, mais qu’ils n’interprétèrent pas comme tel. Non seulement ils ne lui rendirent pas son salut, mais en plus, ils l’insultèrent. Avant de sortir du véhicule, Abelenda demanda à Elias s’il connaissait ces hommes. Alippi, incertain et probablement effrayé par les gestes hostiles des provocateurs, répondit qu’il ne les avait jamais rencontrés.

Les comparses échangèrent quelques propos méprisants tandis que Gardel et ses amis descendaient de voiture puis leur emboîtèrent le pas à l’intérieur avant de s’installer au bar, à quelques mètres de la table qu’Abelenda avait pris la précaution de réserver. Ils passèrent un certain temps à parler entre eux avec suffisance, en particulier celui qui portait un œillet à son revers. Il semblait prêt à charger, et cherchait sans cesse à échapper aux mains des autres qui tentaient de le retenir.

Lorsqu’il devint évident que ces associables ne s’en tiendraient pas aux messes basses, Alippi exprima ses craintes à Carlos, manifestant son regret d’avoir accepté l’invitation. « Razzano avait raison »., dit-il avant d’ajouter : « On aurait dû écouter les autres. Je ne voulais pas venir, c’est vous qui avez insisté. Ces gars ne nous lâcheront pas à moins d’en découdre avec nous ». Carlos le tranquillisa d’un geste.

- Ne t’en fais donc pas, ils veulent un peu s’amuser à nos dépens…Laissons faire

- Non, non, insistait Alippi, ces types sont mauvais, ils veulent vraiment se battre. Je vous ai dit que …

- Allons autre part, suggéra Abelenda. José et Deferrari doivent nous attendre au café. On leur dira qu’on regrette et voilà tout.

- Et on passera pour quoi après ? Gardel défia ses amis du regard. Personne n’insista. Morganti fit signe au serveur. Il commanda du champagne.

Un des individus, celui qui portait l’œillet au revers, leva la main au dessus de la tête de ses compagnons, et l’agita avec bravade, un cigare entre les doigts. Il cracha une phrase, peut-être une insulte, qu’ils n’entendirent pas. Quelques personnes aux tables alentour dirigèrent leur attention vers eux, et deux ou trois femmes partirent se réfugier aux toilettes.

Carlos commençait à se lever de chaise mais Abelenda le retint par le bras. « Laisse, ça n’en vaut pas la peine », dit-il.

- Si, ça en vaut la peine, répondit Gardel. Qu’est-ce qui leur prend à ceux-là ? Ils cherchent la bagarre ? Et vous, qu’est-ce qui vous arrive ce soir ?

- Hé, le chanteur, c’est au comique que je parle, intervint l’œillet, cherchant des noises depuis le bar. « Mais vas-y, j’en ai pour tout le monde ».

- Le comique il a un nom, cria Gardel, c’est un grand acteur, un homme de scène. Ignorant va…

- Un homme ?, dit l’un d’eux. Je ne vois pas d’homme ici. On vient courir la bonne et il fait l’important.

- Laisse-les Moreno, dit celui à l’œillet, ils n’ont pas le cran de se mesurer à Guevara.

- Oh, le fameux Guevara…

Gardel toisa l’autre de la tête aux pieds et Guevara, sans se faire attendre, avait déjà levé les poings, prêt à frapper. Gardel ne resta pas en arrière et se mit en garde. A cet instant, le personnel du Palais, alerté par les cris, encercla les belligérants et les dissuada d’entamer les hostilités. Guevara se retira au bar et Gardel retourna s’asseoir. Il avait dans l’idée que l’affaire allait mal se terminer. Elias avait peut-être raison.

- On s’en va d’ici, chuchota Morganti.

- Oui, partons, renchérit Elias. Vous savez que je n’aime pas me mettre dans ce genre d’histoire.

Gardel n’était pas d’accord. Il aurait été lâche de quitter ainsi la scène. Après tout, ces types semblaient se complaire dans la provocation et n’avaient sûrement pas en tête de passer aux choses sérieuses. « Nous ne leur donnerons pas ce plaisir. Ils nous incitent à nous battre depuis notre arrivée sans que nous sachions pourquoi ».

Abelenda leva sa coupe et chercha une réponse dans son champagne, sans la trouver.

- Ne fais pas attention à eux, dit Morganti en lui posant la main sur le bras. « La jalousie…ils ne sont rien et nous provoquer les fait se sentir importants ».

- Moi j’ai bien l’impression qu’ils sont armés, dit Abelenda à voix basse.

- Un revolver ?

Carlos, déstabilisé et troublé par ce que venait de dire son ami, examina Guevara du regard sans trouver de renflement suspect.

- Tu crois ?

- Qu’est-ce que j’en sais moi ! C’est l’impression que j’en ai.

Effrayé par ce commentaire, Elias vida son champagne d’un trait.

- Allons manger quelque chose, dit Morganti. L’atmosphère devient pesante ici. Je connais un endroit à Palermo qui reste ouvert tard dans la nuit. Si c’est fermé, nous irons au Los Angelitos.

- Tu ne penses pas qu’ils vont nous suivre ? , demanda Gardel.

Il prit l’air de se lever de table et les hommes devinèrent son intention ; ils commencèrent à se diriger vers la sortie du Palais.

- Ils en ont bien après nous, c’est pas croyable !, s’exclama Abelenda. Ils ne nous lâcheront pas comme ça.

- Après moi, dit Elias. C’est après moi qu’ils en ont. J’aimerais bien savoir quelle mouche les a piqués.

- Attendez, fit Carlos, ils s’en vont. Ils en ont probablement assez.

Il s’assit de nouveau, lentement, essayant d’éviter tout mouvement brusque, mais ceci ne passa pas inaperçu par le groupe : deux d’entre eux revinrent au bar et commandèrent une nouvelle tournée, mais le troisième, celui à l’œillet justement, se dirigea droit vers la table et se posta, agressif, face à Elias.

- Qu’est-ce que t’as toi ? Tu fais le beau gosse ?

L’acteur recula instinctivement, rentrant les épaules au point de paraître plus menu qu’en réalité.

- Il ne fait rien de particulier, fit Carlos, prenant sa défense. Par contre, j’ai bien l’impression que c’est vous qui avez un problème. Qu’est-ce qu’on vous a fait ? Pourquoi ne nous laissez-vous pas tranquilles ? Savez-vous qui nous sommes ?

- Et comment, nous savons ! C’est vous qui nous cherchez depuis tout à l’heure, dès que vous êtes descendus de voiture. Vous êtes de trop ici, et on va s’expliquer. Allez, dehors !

Morganti leva le poing et Guevara, déjà prêt, décocha un coup. Une foule les entoura aussitôt, mais une nouvelle intervention du personnel interrompit la lutte.

- Dehors ! Pas de bagarre ici !, fit un gaillard au teint mat et marqué de petite vérole, en bousculant Morganti. Allez régler ça dans la rue, c’est un endroit respectable ici.

Un autre employé du Palais maîtrisait Guevara qui, particulièrement échauffé, cherchait à se défaire de sa prise.

- Respectable ? Bah voyons !

Il avait bien l’intention de mêler le portier à tout ça, mais ses compagnons jugèrent préférable de l’immobiliser. Guevara se ressaisit.

- On vous attend dehors, dans le parc, près de la fontaine.

- On va vraiment y aller ? demanda Morganti lorsque les esprits se furent un tant soit peu apaisés.

- Je ne sais pas, répondit Gardel, je n’y comprends rien.

- Je vous dis que je ne sais pas qui c’est, commenta l’acteur une fois de plus, comme pour s’excuser.

- Tu lui auras sans doute chipé une conquête, je te connais toi, lui lança Gardel, à la fois sérieux et taquin.

Il restait cependant préoccupé par cette affaire. C’était comme si cette histoire leur avait été dictée par un scénario écrit auparavant, comme une idée lointaine, imposée, comme si quelqu’un avait instillé le mal dans l’esprit de ces individus, sans que ceux-ci n’en aient conscience. Que leur avait donc fait Elias ? Gardel restait silencieux, debout près de la table, comme s’il essayait de deviner ce qui poussait Guevara à agir de la sorte. A quelle mystérieuse ligne de conduite obéissait cet homme ? Abelenda arracha le chanteur à ses réflexions, le tirant par le bras vers la sortie du Palais. Gardel se laissa emporter. Morganti et Alippi les suivirent.

En arrivant à la porte, ils remarquèrent que le groupe de Guevara se dirigeait vers le square Alvear y Austria.

- Il est encore temps de partir dans l’autre direction, dit Alippi.

Gardel le regarda et ne dit rien. Cela ne valait pas la peine de déplacer la voiture sur une si courte distance, mais ils ne pouvaient pas non plus la laisser là.

- Alors ?, lança-t-il aux autres qui semblaient hésiter. On reste plantés là ?

Abelenda démarra la voiture, accéléra et, presque immédiatement, se retrouva à stationner derrière le véhicule de leurs agresseurs. Gardel vit le groupe adverse qui les attendait entre les arbres, sur une petite élévation. Deux d’entre eux avaient retiré leur veste et retroussaient leurs manches de chemise, se préparant pour la rencontre imminente. Alippi, résigné, fit de même, mais plia sa veste avec soin avant de la placer sur le siège arrière et de descendre de voiture. Il essayait de se donner courage et, pour ce faire, avait besoin que le choc se produise sans tarder. Il devançait de quelques pas Gardel, qui avançait avec un certain dédain, agacé de la tournure qu’avaient pris les évènements, gâchant sa soirée d’anniversaire. Ils n’avaient même pas pu trinquer comme il se doit. Il pensait que s’il avait écouté Razzano, ils seraient probablement ailleurs, à profiter de la musique de l’Armenonville sans avoir à se préoccuper de règlement de comptes.

- Mieux vaut garder la veste à la main, dit Abelenda. Au cas où ils auraient des couteaux.

- Alors on devrait peut-être courir acheter des ponchos, répliqua Morganti avec un rire nerveux.

- C’est bon, protesta Gardel. On a pourtant passé l’âge de se trouver mêlé à une chose pareille.

Il avança de quelques pas et suivait de près Elias, qui marchait résolument vers son destin. Bien que l’endroit fut faiblement éclairé, il remarqua que Guevara, qui portait toujours sa veste, faisait un geste étrange.

- Attention Carlos !, cria-t-il. Il a un revolver !

Gardel, entre le doute et la rage, se déplaçait dans une espèce de torpeur. Il avança au lieu de reculer, masquant brièvement de son corps massif la silhouette délicate de l’acteur.
Le coup de feu retentit.
Carlos n’avait dû sentir qu’une piqûre tout au plus. Il chancela avant de s’effondrer de tout son long entre la pelouse et la zone dallée du trottoir.

- Fils de pute !

Le reste ne fut que confusion. Le groupe de Guevara, terrifié par les conséquences de cet acte irresponsable, se divisa. Guevara se fondit dans l’obscurité, couvert par l’un de ses acolytes, entre les arbres. Abelenda et Morganti se lancèrent à leur poursuite. Alippi, hébété, resta près du corps immobile de Gardel, sans oser le toucher. Il essayait en vain d’évaluer la gravité de la blessure. Abelenda revint ensuite, bien plus préoccupé de l’état de Gardel que de l’agresseur.

- Où l’a-t-il touché ?

- A la poitrine, je crois.

Alippi était consterné.

« Il s’est posté devant moi, comme pour me protéger », ajouta-t-il. La culpabilité et le désarroi se mêlaient amèrement en lui. Il avait été, de façon indirecte, la cause de l’accident.

- Il s’est échappé ?

- Oui. Ca n’a plus d’importance à présent. Il nous faut l’emmener quelque part.

- L’hôpital Fernandez, c’est près d’ici.

- Faites attention.

Alippi se plaça du côté des pieds. Abelenda, plus fort que l’acteur, passa ses mains sous les aisselles et souleva un peu. Ils étaient à quelques pas de la voiture. Alippi détourna le regard de la tache de sang qui de formait sur le torse du chanteur. Ils le soulevèrent avec effort et une précaution infinie ; ils purent finalement le déposer sur le siège arrière de la voiture.

- Il est mort ! s’exclama Alippi.

Ce n’était pas une question.

- Non, mais si nous perdons du temps il risquerait de…

- Les clés !

- Les voilà. Allons-y.

- Et Morganti ?

- Il connaît le chemin. Il ne se perdra pas

Alippi observait Gardel qui semblait murmurer quelque chose, mais il n’entendit ni ne comprit ce qu’il essayait de dire. La voiture démarra et se perdit dans la nuit.

DEUX

Il s’était perdu. Cela faisait plusieurs heures déjà que Guevara n’avait pas la moindre idée de l’endroit il pouvait se trouver, depuis qu’il avait bondi du train de marchandises aussi arbitrairement qu’il y avait grimpé. En pleine nature, cela demeurait l’unique certitude. La bananeraie. Sentiers et arbustes. Buissons, torrents inattendus, glapissements d’animaux. « Qu’est-ce que j’y connais, moi, à la jungle ? Allez, un pied devant l’autre, doucement, ne pas faire de bruit ». Guevara se parlait à lui-même, comme en prémonition du délire à venir. « Putain, quel tir ! Est-ce que je l’ai tué ? Et s’il n’était pas mort ? J’ai vu le sang sur son torse. Oui, je l’ai tué ». L’idée de la mort allait et venait, accrochée à un immense pendule végétal se balançant entre les plus hauts arbres. Elle avait été sa compagne dans le train, à l’affût, guettant le moindre instant de faiblesse. Elle l’avait approché dans la chaleur des nuits, traversant les territoires humides. La pensée même d’avoir tué l’acteur l’avait pris en chasse, telle un animal avec sa proie, certain que ce n’était plus qu’une question de temps, certain qu’il finirait bien par s’en saisir. « Je te tiens, lui susurrait la mort, je te tiens ». Le cri perçant d’un ara le fit sursauter et l’arracha un instant à sa discipline de fer : un pied devant l’autre, doucement, ne pas faire de bruit. Guevara marcha sur quelque chose de mou, et sentit immédiatement la morsure. Il fit un bond en avant et, se retournant, vit la vipère enroulée sur elle-même, prête à frapper de nouveau. Ce qui suivit ne fut que pure logique. Guevara regarda son pied, ne sachant que faire. Deux gouttes de sang marquaient l’impact de la morsure. C’était un homme de la ville. Il savait qu’une morsure de vipère à fosse lui serait sûrement fatale mais il refusait de se résigner à mourir. Il sortit son revolver, celui-là même qui avait ou non abattu Gardel, et tira. La tête du reptile explosa dans un spectacle répugnant. « C’est donc ça mon châtiment ? », pensait Guevara. Il traînait la jambe, dont l’inflammation commençait déjà, s’éloignant comme il pouvait des restes de la vipère, imaginant sottement que ces animaux allaient par deux, qu’une seconde morsure pourrait empirer les choses. Il finit par s’asseoir un peu plus loin, après avoir inspecté le sol avec soin, puis examina la double blessure qui semblait bien mauvaise. Deux auréoles mauves se formaient petit à petit autour des points sanglants et une douleur insupportable menaçait de bientôt gagner la jambe entière. Il se leva comme il put, avançant sans but sur le sentier.

La détonation avait fait sursauter Quiroga, il n’avait pourtant pas laissé d’arme auprès d’Ana Maria. Sa femme agonisait, et ce souvenir lui revint comme un cauchemar. Aurait-il été sage ou imprudent de commettre une telle erreur ? La pensée qu’elle était désormais trop faible pour être en mesure d’appuyer sur la gâchette le rassura. Ce n’était plus qu’une question d’heures, de minutes peut-être. De toutes façons le coup de feu n’avait pas retenti dans la maison, mais dans la bananeraie, près du fleuve. Il supposa d’abord qu’un chasseur inexpérimenté avait tiré sur des caranchos , mais abandonna tout de suite cette idée : ce n’était pas un fusil ; il connaissait trop bien les fusils. Il calcula que cela avait pu se passer dans les cinq cents mètres, près de l’embouchure, là où les gorges se font moins profondes, où la terre rouge se mêle de sable fin. Il porta le regard vers la maison et hésita une fois de plus. Il était tout près de l’endroit où était étendue Ana Maria. La curiosité l’emporta. Il saisit d’instinct sa machette qu’il cala dans son fourreau de cuir. Il marcha à grands pas puis courut presque vers le lieu où, selon lui, la détonation s’était produite.

Il s’arrêta une fois arrivé dans la clairière, stupéfait par la précision de ses calculs. Il y avait là, assis sur le sol, un homme blanc portant des vêtements de ville complètement inadaptés. Il était pâle et sale, dangereusement proche d’une fourmilière, mais Quiroga comprit tout de suite qu’une attaque des guerrières rouges aurait été un moindre mal. L’homme pressait son pied comme s’il pouvait expulser le venin logé dans ses veines.

En voyant Quiroga, la barbe hirsute et les yeux injectés de sang, Guevara sortit son revolver.

- Que faites-vous donc ? Vous perdez la tête ? Posez cette arme et laissez-moi vous aider.

Guevara acquiesça, hébété. L’inflammation s’était aggravée au point de donner à son pied l’aspect d’une boule mauve et difforme.

- Ca fait mal, hein ?, fit Quiroga d’une voix perverse.

Il pensait à Ana Maria. A son agonie qui avait débuté une semaine auparavant quand, suite à une terrible dispute, son épouse avait ingéré un verre de sublimé de mercure.
Guevara acquiesça une fois encore. La douleur semblait grimper le long de sa jambe. Il avait la gorge sèche et ses yeux lui brûlaient.

- C’en est fait de vous, mon ami, dit Quiroga. Je ne peux pas vous sauver, ni même recevoir votre dernière confession.

Les images d’un conte qu’il avait écrit quelques années plus tôt lui revenaient à l’esprit. Il n’y avait bien que la fin qui serait différente et il n’avait pas les moyens de l’y soustraire.

- Je ne voulais pas faire ça, dit Guevara.

Il avait les yeux rivés sur la monstrueuse inflammation de son pied. Il revoyait Gardel s’effondrer et, pour quelque raison incompréhensible, les deux images se mêlaient dans son esprit enfiévré.

- Vous ne vouliez pas quoi ? Quiroga dégaina sa machette. Il savait que le pire restait encore à faire. Il s’approcha de lui et le désarma d’un coup de pied. « Au cas où il vous prendrait une idée stupide ».

- J’ai soif, dit Guevara. Très…soif.

Quiroga regarda le pied déformé et considéra le possibilité d’abandonner cet homme à son sort. S’il retournait chez lui, il devrait affronter une situation similaire, bien que le venin qui courait dans les veines d’Ana Maria n’était pas celui d’une vipère. S’il retournait chez lui il ne reviendrait pas sur le sentier de la bananeraie. Et cet homme en avait encore pour deux ou trois heures à agoniser. Il pensa que le venin de yarara était bien plus miséricordieux que le mercure.

- Qui avez-vous tué ?, demanda-t-il sèchement. Il n’avait pas envie de repartir chargé de scrupules et n’était pas du genre à faire dans la dentelle.

- Comment…savez-vous ? Donnez-moi à boire !

- On ne part pas comme ça en pleine jungle à moins de fuir quelque chose d’aussi terrible. Perdu, sale, mordu par une vipère…Vous seriez en train de vider des verres avec vos amis à Buenos Aires si vous n’aviez tué personne. Alors : Qui avez-vous tué ?

Guevara essaya d’avaler sa salive. Le feu qui lui montait de l’estomac lui calcinait la gorge et l’empêchait de parler. Un haut le cœur puis un autre le plièrent en deux. Il n’avait rien à vomir. Un troisième le sortit de l’erreur : un flot de sang jaillit de sa bouche et tacha sa chemise.

- Dites-moi son nom et je m’occupe du reste

- Donnez-moi à boire !

- Son nom !

- Gardel…un chanteur. Qu’est-ce que vous savez ?

- Bien.

Quiroga pensa qu’il était inutile de gaspiller ne serait-ce que quelques gouttes de liqueur sur cet assassin, il en remplit pourtant sa tabatière et l’approcha des lèvres de Guevara qui but avec avidité ; il n’avait rien senti, c’était certain. Son corps, anesthésié par le venin, ne sentirait plus rien. Il éleva sa machette et l’abattit avec frénésie sur la nuque du malheureux. Le sang jaillit instantanément. Quiroga répéta son geste, comme s’il tenait une hache en fait de machette et que le cou de l’homme eut été un arbre qu’il fallait tailler. Lorsque la furie l’abandonna, la tête de Guevara pendait sur le côté ; un filet de liqueur rouge formait un minuscule ruisselet devant lequel s’était arrêtée, hésitante et perplexe, une colonne de fourmis.

TROIS

Il avait choisi le café de Los Angelitos parce qu’un bavard, de ceux qui ne manquent pas, avait insinué qu’il pourrait y croiser Gardel. Mais il était impensable que cela puisse se produire en semaine et si tôt dans la journée.

Assis contre la baie vitrée, il regardait s’abattre une pluie fortuite et cruelle sur les piétons attardés et eut un instant la sensation d’être de nouveau là-bas, contemplant des fourmis égarées et aveugles, surprises loin de leur fourmilière. La ville avait ses lois et il ne s’efforçait pas de les comprendre. Il se sentait perdu et, bien qu’il était en mesure de la parcourir les yeux bandés, il savait qu’elle et lui ne parviendraient jamais à s’entendre. La forêt vierge…c’était autre chose. La lutte au quotidien, la misère et la maladie élevaient ce combat contre la nature en duel face à un ennemi supérieur, peut-être invincible. Il n’aurait laissé tout cela pour rien au monde. Le destin en avait pourtant décidé autrement.

Le retour de Misiones avait été chaotique. Eglé et Darío n’avaient rien compris à l’enchaînement des évènements : la mort d’Ana Maria, le voyage, les premiers jours chez une grand-mère qu’ils connaissaient à peine. Une intuition enfantine les avait poussés à se méfier ; de leur père, dont ils craignaient les emportements, bien qu’il puisse se montrer drôle et tendre. La sorcière était en revanche froide, mystérieuse, imprévisible. Que savaient-ils d’elle ? Elle pouvait s’avérer bien plus redoutable que les animaux dont ils avaient appris à s’occuper dans la jungle.

Quiroga tenta d’éloigner ces pensées abominables. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Ils étaient encore trop jeunes pour qu’il puisse les prendre avec lui. Il resta le regard perdu dans son carnet puis, comme pour se disculper, posa sur le papier ce qui lui occupait l’esprit depuis un moment : « Le destin n’est pas aveugle, ses résolutions fatales procèdent d’une harmonie qui nous reste encore inaccessible, d’une félicité d’ordre supérieur dissimulée dans l’ombre ». Se dissimulerait-elle vraiment dans l’ombre ? Par quel moyen l’en délivrer et forcer son avènement ? Il repensa à l’épisode de la bananeraie et à cet homme qui s’était cru l’assassin de Gardel. Partir mourir ainsi en pleine nature ! Guevara, s’appelait le type. Il était mort sans connaître la vérité. La vérité ? Si le destin n’est pas aveugle la vérité n’est qu’une fiction. Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous laisser prendre dans la toile des possibles, imaginer des futurs et les ordonner comme autant de coups sur un échiquier dont les pièces auraient chacune un rôle déterminé. Serais-je un fou ? Très bien, je me déplacerai en diagonale, soumis à la fatalité tracée par le manipulateur invisible. C’est mieux que de rester à la dérive, sans impulsion ni objectifs.

Il leva les yeux et se laissa distraire quelques secondes par le défilé des passants qui traçaient des lignes brunes et ocres dans les gouttes d’eau glissant sur la vitre. Il pensait aux paysages urbains qui l’appelaient à eux, chant de sirène qui l’avait arraché à la forêt vierge. Ici résidait, sans nul doute, la fatale décision. Mais la mort, infaillible arbitre, avait sa propre conception de l’harmonie. Il lui faudrait se résoudre à décrire les étendues de ciment, les arborescences de lumière artificielle, le désespoir de l’alcool dans les bars, le suicide dans une chambre de pension malodorante. C’était donc cela le dessein ? Il s’agissait d’un complot pour l’éloigner de la jungle, utilisant d’étranges symétries ; tant de coïncidences ne pouvaient qu’obéir à un dessein.
Puis-je m’asseoir ?
La voix, avant même la figure, le fit revenir à lui. Un accent anglo-saxon prononcé ; une voix usée par les nuits, par le whisky. Puis un visage rond et rougeaud, un nez fort, une moustache fournie, poivre et sel.

- Oui, bien sûr, répondit Quiroga.

L’homme lui saisit la main qu’il serra énergiquement. Trente à quarante ans, pensait Quiroga ; entreprenant, sûr de lui, obstiné.

- Je me nomme Ulysse Dunbar.

- Horacio Quiroga.

- Oui, je sais. D’ailleurs, je connais votre œuvre. Je vous dérange peut-être ?

Quiroga regardait l’homme, essayant de deviner sa nationalité. Ecossais ? Cela pouvait correspondre à son attitude, à ses traits. Le souvenir des fatals caprices du destin le fit sourire et il regarda en coin son carnet. Quelques lignes seulement. Gardel ne s’était pas montré au Los Angelitos, il ne parvenait pas à détacher ses pensées de la jungle, la ville ne lui inspirait aucune histoire, la félicité n’était plus dissimulée dans l’ombre, mais s’était bel et bien laissée mourir dans les ténèbres.

- Non, vous ne me dérangez pas.

L’autre avait bien remarqué son geste.

- Si, je vous ai interrompu. Vous étiez en train d’écrire.

- Ce n’est rien. Quelques notes, une ébauche. Peut-être pas. Aucune idée qui n’aille bien loin en tous les cas. D’où venez-vous ? Vous parlez bien espagnol.

- Oh, pas vraiment. Je ne suis pas digne de vos éloges. Je suis né à Indianapolis. Vous connaissez ?

Quiroga se gratta la barbe et plissa les yeux.

- Non, mais j’aimerais bien visiter votre pays. Voulez-vous un café ?

- S’il vous plait. Mais c’est moi qui invite. D’accord ?

Quiroga voulait éviter les désagréments d’une petite confrontation pour savoir qui paierait les cafés. Il fit signe au serveur et posa de nouveau son regard sur Dunbar.

- Qu’est-ce qui vous amène à Buenos Aires ?

L’autre ne répondit pas tout de suite, comme si de cette première réponse dépendait la qualité de ce qui allait suivre. Il pouvait choisir un mot, ou un discours. Il savait, ou plutôt avait l’intuition que Quiroga n’était pas un homme patient, il se décida donc pour la première alternative.

- L’aventure ?

La nuance interrogative était évidente et Quiroga saisit l’opportunité.

- A vous de voir. N’aurait-il pas été préférable de passer un certain temps dans la jungle ? Il y a là-bas bien plus d’occasions de passage à l’acte que dans cette ville qui se donne des airs d’Europe.

- Oh non, pas ce genre d’aventure. J’ai fait des études à l’Université vous savez. Je m’intéresse à la politique, la politique continentale. C’est bien comme cela que l’on dit ?

Quiroga se sentait pris dans les mailles de la déception. Ce genre d’aventure, bien sûr. Il n’aimait pas trop ceux qui se posaient en spectateurs, s’occupaient à observer la course des évènements. Ces gens-là profitaient des actions de ceux qui manipulent le peuple comme s’il s’agissait de bétail. Ils ne se préoccupaient guère des pays de second ordre, peu leur importait ce qui pouvait bien nous arriver. Et il appréciait encore moins ceux qui s’arrogeaient le droit d’influencer ces actions. De la pire classe des arrivistes : les messianiques, les idéalistes.

- Vous êtes donc venu fouiner dans ces faubourgs ?

Il comprit tout de suite qu’il avait été grossier, mais le type lui inspirait la plus vive antipathie. Peut-être avait-il cumulé trop d’amertume en son for intérieur et Dunbar avait touché un point sensible. Le yankee ne s’était cependant pas senti offensé. Il répondit poliment, avec un calme qui témoignait de son envie de plaire, d’être accepté.

- Ce siècle s’annonce, comment dirais-je, intéressant ; non, c’est bien plus que cela. Voyez-vous, Quiroga, ceci n’est pas un fait du hasard ; je vous cherchais. J’oriente mon exploration, je l’appellerais ainsi, vers la recherche de signes présageant les changements sociaux ; les révolutions, vous voyez ? Les profondes crises destinées à altérer les fondations.

- Et moi, qu’ai-je à voir avec tout cela ? coupa Quiroga de mauvaise humeur. Allez plutôt voir Ingenieros. Lui s’occupe de révolutions, pas moi.

Dunbar laissa passer un signe de contrariété sur son visage.

- Non, je me suis déjà entretenu avec le docteur Ingenieros. C’est vous que je cherchais. Comprenez-moi Quiroga, je suis venu étudier votre pays parce que je pense que c’est un pays intéressant. Alors ne me collez pas d’étiquette en m’envoyant plus ou moins balader.

Quiroga tenta de se calmer. L’arrivée opportune des cafés lui permit de reconsidérer les choses. Il tenait suspendu un morceau de sucre qu’il laissa effleurer la surface du liquide brun jusqu’à ce qu’il en prenne la teinte. Il se l’introduisit ensuite dans la bouche, comme s’il s’agissait d’un caramel. Il observait Dunbar du coin de l’œil, qui à son tour eut un sourire satisfait.

- Que voulez-vous de moi ?

Il ne pouvait s’empêcher de laisser transparaître une certaine irritation dans ses paroles, le Nord-Américain avait cessé de sourire.

- Juste parler, répondit-il. Quelqu’un m’a raconté que vous étiez de retour en ville et j’ai eu envie de vous parler, immédiatement. Vous ne pensiez pas vous retrouver ici, n’est-ce pas ?

Quiroga ne releva pas le commentaire ; Dunbar avait prévu à l’avance de l’amener à un point précis, dans un dessein qu’il ne parvenait pas encore à saisir. Il décida de se laisser aller jusqu’à ce point sans opposer de résistance. Dehors, la pluie continuait à battre ; il n’avait rien de mieux à faire à part écrire, mais pour une raison ou une autre, les idées restaient absentes. Serait-ce une nouvelle manifestation du destin ? Dunbar avait peut-être quelque lien avec l’harmonie qui lui était à lui inaccessible. Peut-être avait-il pour mission d’aviver la lumière et de dissiper les ténèbres ? Oui, il se laisserait mener sans opposer de résistance.

- Je pensais continuer ma vie à Misiones, soupira Quiroga. Une série d’évènements malheureux a modifié mes plans.

- Oui, je sais ; je vous demande pardon. Je me suis renseigné sur certaines choses. J’espère que vous ne le prendrez pas mal

- C’est bon, fit Quiroga, résigné ; il était vain de discuter chacune des avancées de Dunbar et il était disposé à continuer à se laisser aller à la dérive. « La mort, comme vous le savez, est un moteur d’une force exceptionnelle. Ana Maria, ma femme, mon épouse, n’a pas pu résister à la rigueur d’une vie en pleine jungle. Je crois que j’ai été fou de la forcer à accepter une telle chose. La pauvre ! Je l’ai probablement traitée comme l’un des personnages de mes contes, et non comme le fragile être humain qu’elle était.

Il continuait à parler. Marquer un silence à ce moment aurait été un faux pas regrettable. Mais Dunbar se sentit obligé d’exprimer ses condoléances.

- Je suis désolé, dit-il.

- Merci, ça va, répondit Quiroga. Elle est morte des suites d’une terrible agonie. Même les bêtes sauvages ne connaissent pas un tel sort. Il marqua une pause, juste pour accentuer l’effet produit par les mots qui suivirent. « Je suis cerné par la mort. Midas changeait en or ce qu’il touchait, je détruit ce qui m’approche. Rester à moins d’un mètre de ma personne peut-être fatal. N’avez-vous pas peur d’être affecté par la malédiction de Quiroga ?

- Devrais-je ? La mort est un accident. Le suicide lui aussi est un accident. Nous ne devrions pas nous en surprendre ; la vie en est un elle aussi.

- Où voulez-vous donc me mener, Dunbar ?

- Cessez de vous méfier, s’il vous plait. Je ne cherche à vous mener nulle part. Je suis très honoré de pouvoir converser avec vous. J’ai toujours pensé qu’il était enrichissant d’échanger avec des gens intelligents. Je suis, si je puis dire, un vampire intellectuel.

- Ah, c’est donc cela, dit Quiroga. Puis il ajouta avec ironie : « Les vampires m’intéressent. De quoi se nourrissent les vampires intellectuels ? Se contentent-ils de l’inconsistance du sang du verbe ? Je sens fléchir les forces de mon âme, Dunbar.

- N’interprétez pas mes paroles ainsi. J’ai lu le dernier conte que vous avez publié dans…dans « Caras y Caretas », je pense, mais je n’en suis pas sûr. Remarquant que Quiroga n’était nullement disposé à l’aider, il cessa de feindre l’erreur et éclaircit sa mémoire. « Le conflit de la symétrie ». Voilà le titre du récit.

- En effet, il se nomme ainsi, dit Quiroga ; il commençait à se lasser du yankee. Le but initial, travaillé par son inquiétude, était déjà réduit en cendres. Les intentions de Dunbar ne lui importaient plus. « Que pensez-vous du récit ? Vous a-t-il semblé intéressant ? Pertinent ? ».

Le Nord-Américain resta silencieux. Quiroga s’était moqué de lui et il ne pouvait pas laisser passer cela sans réagir. « Je pense que vous cachez quelque chose, dit-il finalement. Et ce que vous dissimulez m’intéresse. La symétrie à laquelle vous faites allusion est quelque chose que vous avez réellement expérimenté, tandis que votre épouse mourait.

- Je ne désire pas en parler, l’arrêta Quiroga.

- Vous avez cette théorie, sous-jacente au texte. Elle correspond à celle que j’ai élaborée, s’empressa Dunbar. Il devenait évident que Quiroga voulait s’échapper du Los Angelitos et mettre à distance cet étranger qui fouillait dans des affaires qui ne le concernaient pas ; il parlait à toute vitesse, craignant une interruption prématurée. « Je voudrais simplement discuter de cela. Laissons-là les détails personnels si vous le souhaitez, évitons de citer les noms et les évènements. Dans « Le conflit de la symétrie », vous avancez l’hypothèse qu’un fait, agissant tel une boule de billard qui en percute une autre, peut provoquer un résultat qui n’était pas envisagé au départ.

- Non, non, ce n’est pas ça, dit Quiroga, sur la défensive. Dunbar était dangereusement proche. Il termina son café, faisant mine de vouloir payer, ce qui fut rapidement empêché par l’autre, et, se levant, il lui tendit la main. « Ce fut un plaisir, Dunbar. Je regrette, mais je dois m’en aller ». C’était une manière assez brusque de mettre fin à l’entretien, mais il n’en voyait pas d’autre.

- Très bien. Pourrai-je vous revoir ? répondit Dunbar en lui serrant la main.

- Oui, pourquoi pas ? mentit Quiroga. Ici-même, demain ou après-demain.

- J’en serais très honoré. Dunbar secoua avec véhémence la main de Quiroga. S’il avait compris que l’écrivain avait voulu s’enfuir, il le dissimulait à la perfection. Quiroga récupéra son manteau, son parapluie et son carnet qu’il glissa dans la poche intérieure de sa veste. Une fois dehors, il eut un éclair de lucidité qui lui révéla une perspective inattendue : il reverrait un jour le Nord-Américain, mais pas tout de suite, plutôt d’ici deux ou trois ans, peut-être plus, en d’autres circonstances et pour une raison qui lui restait encore inconnue. Il pensa qu’il ne serait pas mauvais de corriger ce qu’il avait pu écrire. Le destin est aveugle ; ses fatales décisions obéissent à un caprice, filles du hasard et de la résignation. Elles ne poursuivent d’autre but que nous assujettir, nous jeter tête la première dans l’abîme.

QUATRE

Les lames du plancher craquèrent sous la bonne centaine de kilos que pesait Dunbar, ce qui fut particulièrement notable dans le silence funèbre du club. Surgi d’un coin obscur, comme s’il avait rampé le long des plinthes, un vieillard squameux, dévasté par le psoriasis, était alors apparu. Un portier.

- Que puis-je faire pour vous ?, demanda-t-il mal aimable.

- Bonsoir, je vous demande pardon. Je suis étranger ; on m’a dit que je pourrais jouer quelques parties ici.

- Vous êtes membre ?

- Non. Dunbar s’armait de patience. « Je suis en visite dans votre pays et l’une de mes connaissances m’a suggéré de venir ici… ».

- Je suis espagnol, pas argentin, répondit le vieux. On va voir ça. Il faudra payer.

- Oui, oui, pas de problème, fit Dunbar sans s’arrêter sur ce manque de politesse.

Il savait que la maison ne faisait pas payer les invités, mais la personne qui lui avait parlé de cet endroit n’était pas avec lui. Il accepta le prix, une somme infime, mais qui parut satisfaire le portier qui lui montra le chemin avec un large sourire.

Après quelques pas le vieil homme lui montra le palier d’un escalier caché dans la pénombre et, d’un geste vague, lui fit signe de monter. Dunbar haussa les épaules et se dirigea à l’aveuglette, devinant le mouvement de la volée.

Il ne fut pas moins surpris de se retrouver, derrière une porte massive placée tout contre la dernière marche, dans une petite pièce éclairée par une douzaine de lampadaires luttant péniblement contre un épais brouillard de fumée. Cigarettes, cigares et pipes devaient être rois dans cette atmosphère où ils devaient acquérir la consistance du marbre et de l’ébène.

Il y avait là six hommes en train de jouer, aussi absorbés que peuvent l’être des joueurs d’échecs. Ils déplaçaient les pièces avec rapidité, certains les faisant glisser sur le bois ciré, d’autres les levant avant de les laisser retomber telles des marteaux, toujours sûrs de réaliser là le meilleur coup, bien que ce ne fut pas le cas. Dunbar restait en arrière, légèrement de côté, près d’un jeune homme dans les vingt-cinq ans qui avait l’air de bien s’en sortir, bien qu’il ne lui suffisait que d’un bref instant de réflexion pour chacun de ses tours et qu’il semblait s’ennuyer lorsque son adversaire mordait sur son temps. Personne n’adressa la parole à l’intrus, tous étaient concentrés sur leur partie, loin du monde extérieur. Parfois, suite à une erreur, on entendait s’élever une plainte ou une malédiction. Mais en général les parties se déroulaient en silence. Dunbar se permit d’allumer un cigare, estimant que ses volutes n’altéreraient en rien la topographie du lieu.

Au bout d’un moment, l’adversaire du jeune abandonna la partie. « C’est bon pour aujourd’hui ! », s’exclama-t-il, indigné. Il tira bruyamment sa chaise en arrière et quitta la table. Il saisit ensuite son manteau d’un perroquet à peine discernable dans la brume pour se lancer, d’un seul mouvement et en dépit de la même obscurité, au bas de l’escalier. Il semblait évident que ce trajet lui était habituel. Sur le visage de l’autre se dessinait un sourire de délectation.

- Voulez-vous vous asseoir ?, susurra-t-il en lui désignant la chaise vacante face à lui. Il s’agissait d’une question, mais elle avait été prononcée sur un ton qui n’acceptait pas la réplique ; aimable, à sa façon, mais autoritaire tout à la fois. Dunbar s’interrogea sur sa première impression : bien trop jeune pour être celui qu’il croyait. Il accepta cependant l’invitation et présenta l’excuse typique en prenant place.

- Je ne suis pas à la hauteur des circonstances.

L’autre l’observa d’un œil critique, quelque peu surpris.

- Il faudra le démontrer.

Il esquissa un sourire froid, sans plus de compromis et lui indiqua de prendre les blancs. « Du grand pays du nord, à ce que je vois ».

- Ulysse Dunbar de l’Indiana, à votre service.

Dunbar tendit sa main droite, l’autre la serra. Il prononça peut-être son nom, mais celui-ci fut inaudible. Il refusa l’invitation à éluder un tirage au sort, renfermant un pion blanc dans un poing, un noir dans l’autre, et laissa choisir son adversaire. Le jeune toucha le poing droit de Dunbar, qui renfermait le pion blanc.

Ils commencèrent la partie. Dunbar sentit dès le début qu’il n’aurait aucun moyen de neutraliser la stratégie de son adversaire. Celui-ci n’avait ni une grande technique, ni de beaucoup de moyens, mais il palliait ses lacunes par une grande maîtrise de l’échiquier, en long comme en large. Une pièce contre la bande, se déplaçant en diagonale, avait autant d’impact que dans le centre du plateau. Dunbar avait vu jouer Pillsbury et Marshall au Chess Manhattan de New York. Il connaissait les parties de Lasker, Capablanca, Rubinstein, de telle sorte qu’un jeu talentueux ne l’impressionnait plus aisément. Cependant, dans sa manière de résoudre les situations de façon simple et effective, en les prenant sous son contrôle, il y avait là quelque chose d’original, comme si le jeune homme utilisait la force de son adversaire pour charger sa propre attaque. Et cela, il ne l’avait jamais observé nulle part, pas même dans les parties de Lasker, pourtant véritables monuments du contre-jeu.

- Pragmatique, marmonna Dunbar, lorsque son adversaire, plutôt que de porter le coup décisif, avait préféré s’assurer l’avantage matériel.

- Pourquoi dites-vous ça ? Est-ce contraire à votre esthétique de jeu ?

Dunbar fut profondément frappé par l’ironie. Les Sud-Américains avaient hérité des Français cette vocation pour les subtilités verbales, conflictuelles, qui s’exprimait le plus souvent dans l’innocente franchise avec laquelle ses compatriotes se lançaient au combat. Il se maudit intérieurement, car un écart de cette nature pouvait compromettre la ligne de conduite qu’il s’était imposée au préalable.

- Cela se pourrait bien, répliqua-t-il. Mais si votre objectif est de vaincre je ne possède aucun argument pour vous réfuter. Savez-vous ce que disait Capablanca ?

- Je sais qui il est, mais je ne suis pas à l’affût des citations.

- « La combinaison avec remise de pièces assure la victoire du génie sur le trivial, sur le jugement pratique et prosaïque que renferme n’importe quel avantage matériel ».

- Très spirituel, ce Capablanca, dit le jeune. Bien que cela ne soit pas comme ça que j’envisage les choses. Lorsque je joue, je pense manipuler des êtres humains de chair et de sang, pas de simples pions blancs et noirs, sans vie. Mon engagement est tout autre, c’est clair. J’obéis à une optique différente. Economie de moyens en tous les cas. Pourquoi donc compromettre la victoire lorsque je peux me l’assurer ? On jugera cela prosaïque, comme vous dites, mais on peut compter les haricots le soir venu.

- Vous comptez les haricots ? Dunbar pencha la tête, déconcerté. Il choisit une voie sûre. « Coïncidence surprenante avec Lasker. Il a dit quelque chose de semblable. A propos des humains, des pions, mais rien en ce qui concerne les haricots. Le jeu du champion vous intéresse-t-il ? ».

Le jeune fronça les sourcils et fit une légère moue dégoûtée. Il ne répondit pas à la question et pressa son adversaire à poursuivre la partie.

- Je suis perdu, répliqua Dunbar.

Il inclina le roi, se frotta les mains énergiquement en se faisant craquer les jointures et plaça ensuite les blancs de son côté.

- J’ose croire que vous m’accorderez une revanche.

- Mais bien entendu.

Ils jouèrent une nouvelle partie en silence. Dunbar avait besoin de se concentrer, non pas parce que le résultat lui importait spécialement, mais plutôt pour parvenir sur le territoire duquel son adversaire opérait sa stratégie, il était persuadé de pouvoir être en mesure de découvrir le fil conducteur s’il parvenait à le mettre dans l’embarras, bien que cela soit au prix d’une attaque-suicide. Il projeta un gambit risqué : le redoutable Muzio-Polerio. Il avait en mémoire un triomphe de Marshall à New York, six ou sept ans plus tôt, lors d’une session de parties simultanées. Frank avait vaincu en peu de mouvements. Il n’eut cependant pas l’occasion de mettre ce projet en action, puisque son adversaire, au lieu de charger et d’ainsi participer à l’esprit téméraire de son plan, préféra réaliser un solide jeu de développement, tellement pratique et vulgaire que Dunbar eut envie d’abandonner là la partie. Après dix ou douze tours, il s’était rasséréné. Il était évident que l’autre n’avait pas accepté de se laisser dominer par ce coup tordu. Il jouait ainsi, il faudrait bien s’y faire. Il leva les yeux et son regard croisa celui d’un des autres joueurs. L’homme, un gentilhomme à l’ancienne vêtu d’un impeccable complet gris, avait terminé de disputer sa partie et observait la disposition des pièces de l’échiquier de Dunbar d’un oeil critique. Ce dernier, ayant perdu tout intérêt pour le jeu, laissa la partie telle quelle et serra la main du jeune homme.

- Vraiment, votre jeu est trop pour moi.

- Trop pour certains, pas assez pour d’autres, fit l’homme au complet gris. Il avait envie d’intervenir et n’allait pas attendre qu’on l’y invite.

- Monsieur Lynch, si vous aviez trente années de moins, ou moi trente de plus, rétorqua le jeune, je vous défierais volontiers en combat singulier.

- Il faudra pourtant vous résigner à vivre ce duel sur cette même table, et à perdre par décret répliqua Lynch en souriant. Vous ne me verrez jamais le couteau à la main, mon arme est tout autre, vous le savez bien.

- Un jour, peut-être, j’instaurerai ma vengeance par décret.

- Vous devenez insolent, jeune homme, le coupa Lynch qui n’avait pas cessé de sourire.

Il y avait dans la dispute de ces deux-là quelque chose du passe-temps complice dont les codes échappaient complètement à Dunbar. Il ne s’agissait pas d’un véritable affrontement mais plutôt d’une joyeuse routine qu’ils répétaient sans aucun doute fréquemment.

- Je vous mettrai donc au pied du mur par d’autres moyens.

- Mon ami, votre carrière militaire ne vous sera d’aucune aide dans ce domaine. Les échecs sont un jeu de stratégie, certes, mais ce n’est pas au Lycée que l’on vous apprendra à en saisir les arcanes. Vous saurez bouger les cavaliers et les tours, mais l’on ne vous dévoilera point les actions sinueuses des fous, la trame complexe de la dame ou encore les minutieuses avancées des pions. Renoncez ou garder conscience en jouant contre moi que vous n’atteindrez jamais mon niveau.

Dunbar écoutait, stupéfait, les démonstrations de Lynch. Il sut tout de suite qu’il ne s’agissait pas là de vaine pédanterie. Sa supériorité devait être mathématiquement établie, ou le jeune homme, dont la forte personnalité n’acceptait pas les remises en question, aurait réagi autrement.

- Vous allez semer le trouble dans l’esprit de notre ami du nord, dit le jeune.

- Vous êtes militaire, capitaine peut-être ?, demanda Dunbar.

- Pas de grades ici, protesta Lynch. Nous ne sommes pas à la caserne.

- Vos préjugés vous perdront un jour. Oui, capitaine. Bien que je sois d’accord avec ce monsieur pour laisser la hiérarchie au vestiaire lorsque je suis ici. Loin de le déranger, la situation semblait amuser le jeune militaire, de façon retorse peut-être. Dunbar essaya de tourner la situation en sa faveur.

- Pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous n’avez pas pris le cavalier au quatrième tour ? C’est pourtant la suite classique de ce coup.

- Et vous laisser ce plaisir ? C’était ce que vous vouliez, mais j’ai pris la liberté de ne pas accepter l’offre. Il y avait du venin dans cette capture. Prendre votre cavalier pour subir votre attaque aurait été héroïque mais peu intelligent. J’aurais pu m’en sortir comme tout y perdre, et aux échecs, comme à la guerre, on ne va convoiter le triomphe que si l’on est assuré d’agir selon un plan.

- Et de nouveau Lasker, bien que mis à votre sauce. Non ? Le champion a beau vous dégoûter mais vous faites honneur à l’excès à sa philosophie. Qu’est-ce qui vous dérange donc chez Lasker ? Dunbar prit le parti d’attaquer violemment et d’en assumer les conséquences. « Qu’il soit juif ? ».

Il avait fait mouche. Lynch se plaqua la main contre la bouche, cachant sans le faire un sourire moqueur. Le jeune officier para néanmoins le coup et, fidèle à son habitude, contre-attaqua.

- « Touché ». J’ai de la sympathie pour certains, mais pas pour d’autres. Celui que j’ai pris pour maître dans la philosophie du jeu d’échecs, le futur champion, m’a enseigné que rien ne vaut une bonne raclée au moment opportun. On apprend autant de quelques victoires que de ses défaites.

- Vous me stupéfiez, fit Dunbar.

- Pour avoir cité le Cubain ?

- Il y a un instant vous affirmiez ne pas être à l’affût de ses dires et maintenant vous prophétisez qu’il sera le prochain champion.

- Ah, ça, je l’ai lu dans l’échiquier.

- Le capitaine Perón lit l’échiquier plutôt que « La Nación », dit Lynch d’un ton railleur.

- Le changement aura lieu car le monde aborde une ère nouvelle, poursuivit Perón, sans prêter d’attention au commentaire de Lynch, une ère de profondes crises. L’ancien monde, dont Lasker est un représentant authentique, approche de sa fin. « Le tacticien doit savoir quoi faire lorsqu’il y a quelque chose à faire ; le stratège doit savoir quoi f aire lorsqu’il n’y a rien à faire ». Mon ami, je planifie à long terme. Croyez-vous que je compte rester capitaine jusqu’à la fin de mes jours ?

Dunbar se le tint pour dit. Si Perón était capable de mettre en pratique sa méthode aux échecs dans le monde concret, le pays des Argentins ne pourrait pas le prendre à la légère. Une série d’évidences se présentèrent à lui tout à la fois. Perón était sagace, antisémite, charismatique et impatient ; de bons ingrédients pour commencer. Il avait brusquement pris conscience de la réalité ; il agissait sur le long terme plutôt que de saisir la première opportunité. Il savait s’assurer l’avantage, aussi réduit fut-il. Etait-il un idéaliste ? Rien ne pouvait le certifier. Combien d’idéal pouvait-on trouver au cœur de l’action ? Il était un homme d’action, mais pas de cette action donnant dans l’impulsif et la vaillance, dictée en fonction des aléas de son caractère pétri de contradictions et qui pourrait l’éloigner de son but stratégique. Il écarta les hypothèses de son esprit. Perón et Lynch avaient débuté une nouvelle partie. Il resta près de Perón à observer en silence les mouvements qui prenaient forme sur l’échiquier. Au bout d’un moment, il sortit un carnet de sa poche et commença à prendre des notes dans le but d’analyser la partie par la suite. Il serait intéressant de le voir perdre, dans l’éventualité où Lynch donnerait raison à son pronostic. Il se donna pour objectif de suivre Perón dans les limites du possible.

CINQ

Même bar, même pluie. Mais quelques années plus tard qu’il ne l’avait prévu.

Quiroga vit entrer Dunbar, secouant les gouttes de son imperméable. Le Nord-Américain s’orienta dans la géographie familière du Los Angelitos puis, après une brève hésitation, se dirigea vers l’écrivain. Il parcourut en grandes enjambées la distance qui les séparait.

- Quatre ans, déclara Dunbar en serrant la main de Quiroga avec effusion.

- Vous me cherchiez ou le hasard a-t-il choisi de nous réunir ?

Quiroga était de meilleure composition que lors de leur dernière rencontre. Les blessures s’étaient refermées, ou pour le moins, ne brûlaient plus sous la morsure du sel.

- Je vous cherchais. Plusieurs choses que nous avons ébauchées lors de notre premier entretien se sont réalisées ou sont en voie de l’être.

- Si je me souviens bien vous m’aviez fait part d’une lecture erronée que vous aviez faite d’un conte que j’avais publié à l’époque.

- Une lecture erronée ? Vous voulez parler de celle où je parle de boules de billard qui en percutent d’autres ?

- On dit carambolage.

- Carambolage ? Dunbar se sentit une nouvelle fois déconcerté par des subtilités idiomatiques qui le dépassaient, ou par ses propres limites intellectuelles. Il n’avait pas la prétention de tout savoir. Il préféra poursuivre sans marquer d’arrêt. « Je voulais vous parler de cet homme ».

- Pardon ? Quel homme ?

- A ce moment vous niiez le fait qu’un événement puisse agir sur un autre, déclenchant ainsi une réaction qui n’était pas prévue au départ.

- J’étais de mauvaise humeur, vous n’auriez pas dû accorder tant d’importance à mes paroles.

- C’est ce que j’ai fait, répondit Dunbar. Il appela le serveur et demanda un chocolat chaud. « Je suis allé plus loin. J’ai ce don, le seul probablement, pour pénétrer le sens d’une configuration ».

- Vous pouvez traduire ?

- Vous jouez aux échecs ?

- Un peu. Je sais déplacer les pièces. Ca vous va ?

- Ca ne suffit pas, mais je vais essayer de vous expliquer. Des batailles ont lieu sans que nous ne le sachions. Vous vous rendez compte ?

- Plus ou moins. Vous avez le chic pour utiliser les sous-entendus. Ce serait du meilleur effet si vous écriviez un conte.

- Ce n’est pas dans mes intentions. Je ne saurais pas comment m’y prendre. Il porta la tasse à ses lèvres sans détacher son regard de Quiroga. Il se brûla. « Damn ! Pardonnez-moi ».

- Ce que vous tentez de m’expliquer vous brûle aussi, fit Quiroga quelque peu amusé.

- J’ai rencontré un jeune capitaine. Il s’appelle Perón. Vous le connaissez ?

- Absolument pas, répondit Quiroga. Je devrais ?

- Vous allez rapidement faire sa connaissance. J’ai pris la liberté de l’inviter. Cela ne vous dérange pas ?

- Non, mais je ne sais pas non plus si ça m’intéresse.

- Je suis certain que cela vous intéressera. Dunbar consulta sa montre. « Il arrivera dans dix minutes. Comme presque tous les militaires, il voue un culte à la ponctualité ». Quiroga resta silencieux et le Nord-Américain poursuivit son exposé. « Je l’ai connu au club d’échecs. C’est un joueur de force moyenne, tout ce qu’il y a de plus normal. Mais il possède certaines qualités qui le distinguent de la plupart des autres joueurs d’échecs . »

- Il lit dans les pensées.

Quiroga ne prenait pas Dunbar au sérieux. Cette histoire, qui avait commencé il y a bien longtemps, commençait à ressembler à une aquarelle gâchée par la pluie.

- S’il vous plait, supplia Dunbar. Vous n’y croirez peut-être pas, mais j’ai détecté une configuration définie dans laquelle Perón occupe une place centrale. En fusionnant la pensée stratégique du jeu d’échecs à ses connaissances acquises au Lycée militaire, cet homme a préparé un cocktail explosif. Comprenez bien de ce que je suis en train de vous dire. D’ici quelques années, si nous ne faisons rien, il enverra se pays dans une voie sans issue.

- Si nous ne faisons rien ? Que pouvons-nous faire ? L’arrêter ? Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Je ne veux pas vous blesser Dunbar mais vous êtes un peu fou, peut-être un peu plus que moi.

Dunbar commença à se tordre les mains tandis que Quiroga parlait. Il fit sonner ses jointures et, les doigts entrelacés et de ses pouces libres, il se pinça le nez. Il sortit un carnet de la poche intérieure de sa veste et l’arbora comme s’il s’agissait de la preuve ultime de l’existence de Dieu.

- Vous changerez d’avis quand vous saurez ce qu’il a pu dire. Il lit : « Le tacticien doit savoir quoi faire lorsqu’il y a quelque chose à faire, le stratège, lui, doit savoir quoi faire lorsqu’il n’y a rien à faire ». Alors ?

- Pour être tout à fait franc avec vous, je n’y comprends rien. Je vous ai dit que je savais à peine jouer aux échecs.

- Les échecs ne sont qu’un moyen de comprendre ce qui est une évidence en soi. Cet homme a décidé de créer les conditions de son action ; il travaille déjà à ce futur hypothétique qui prendra vie d’ici vingt ou trente ans : savoir quoi faire lorsqu’il n’y a rien à faire. C’est brillant et diabolique !

- Et vous dites que cet homme va venir ici ?

- Dans un instant.

- Et vous vous proposez de… ?

- L’arrêter.

- J’ai l’impression que vous perdez l’esprit. Vous avez quitté votre pays à la poursuite d’une chimère et maintenant vous voulez la matérialiser à tout prix ?

Dunbar essayait de garder la face ; il baissa la tête et bu une dernière gorgée de son chocolat, déjà froid.

- Un acte, un seul acte excédant notre propre génie peut nous permettre de nous justifier dans ce monde.

- Une prouesse que nous parvenons à réaliser pour quelque raison, compléta Quiroga, « et que nous ne pouvons jamais plus répéter. C’est bien ce que j’ai écrit, mais je l’ai fait dans un moment d’aveuglement, de désespoir. Et dans votre cas ? Etes-vous sûr que vous ne vous apprêtez pas à commettre une erreur, qui incarnerait la fatale maladresse ?

- Non, car en général, je respecte les règles. Je ferai néanmoins une exception, probablement la seule de ma vie. Le génie consiste à savoir transgresser les règles au moment opportun. Ce moment est venu.

Quiroga cessa d’écouter Dunbar et regarda vers la porte. Quelqu’un était entré et captait toute son attention.

- Perón ? demanda Dunbar, qui tournait le dos à l’entrée, anxieux comme un adolescent.

- Non, répondit Quiroga. Gardel. Seul, et à cette heure, c’est inhabituel. Que vient-il donc faire ici ?

- Gardel ? Le chanteur ? Dunbar se retourna et vit un homme corpulent, presque gras, au sourire rayonnant, arrêté sur le seuil du Los Angelitos. Au même moment, un autre homme, lui aussi corpulent, essaya d’entrer dans le bar mais trouva l’entrée obstruée

- Excusez-moi, pourrais-je passer ?, dit Perón.

- Bien sûr, répondit Gardel. Je vous demande pardon.

Ils avancèrent ensemble, dans deux directions opposées ; les trajectoires avaient coïncidé et divergeaient à présent, peut-être pour toujours.

Perón s’approcha de la table de Quiroga et Dunbar et s’assit après les présentations d’usage.

- Cessons-là les politesses. L’écrivain observait le militaire, vêtu en civil, soigneusement négligé. Il décida d’aller droit au but, tout en évitant de livrer plus d’informations qu’il ne désirait le faire. Après tout, Dunbar pouvait être un mythomane, un malheureux rongé par l’ennui, et qui n’avait pas assez de talent pour gagner sa vie. « Vous faites forte impression sur notre ami nord-américain »., déclara-t-il.

- C’est bien ce que je me disais, répondit Perón. Je l’ai vu m’étudier, prendre des notes. Il est même allé jusque retranscrire les parties que j’ai jouées au club. Si jamais je deviens célèbre, je lui permettrais de devenir mon biographe officiel.

Perón riait bruyamment de son bon mot et Quiroga l’accompagnait mollement. Dunbar, en revanche, avait pâli ; son visage accusait une pointe d’appréhension confuse, comme s’il assistait à une scène invisible pour tous, sauf pour lui.

- C’est une boutade innocente, dit Quiroga. Bien que la menace soit toujours plus terrible que son exécution.

- Une idée bonne à appliquer aux échecs, fit Perón. Mais pas en politique, si les gens n’assistent pas à des faits, bien que ces faits soient contraires à leurs intérêts, ils ne croiront jamais ce qu’on leur dit.

- Donnez-moi un exemple, dit Quiroga.

Perón ne se fit pas prier, il sortit une feuille pliée en quatre qu’il déplia et se mit à lire :

- « Choisissez dans l’échiquier la case qui corresponde à chacun d’entre vous et réalisez dans cet échiquier le jeu qui vous est échu car l’on perd généralement en efficacité lorsque l’on ne bénéficie pas d’un bon encadrement sur un plan d’ensemble. Vous devez savoir votre emplacement sur ce plan d’ensemble et bien connaître votre mission pour ne pas vous tromper de fonction. C’est alors que votre action sera réellement efficace. Je vous dis ceci afin que vous puissiez vous placer sur l’échiquier, chacun dans la case qui lui corresponde. Vous pourrez ensuite réaliser les mouvements adéquats, comme aux échecs ».

Il replia la feuille, mais en réalisant une pliure supplémentaire. Il la conserva tout en regardant Quiroga et Dunbar, avec une lueur de défi qui ne manquait pas d’éloquence.

- Vous comprenez maintenant ?, demanda Dunbar à Quiroga. Il avait encore pâli, la sueur couvrait maintenant son front et un spasme inattendu lui tordit la bouche.

- Que vous arrive-t-il ?, demanda Quiroga.

- Je le rend nerveux, dit Perón. Cet homme s’excite d’un rien.

- Vous ne comprenez pas ? Dunbar s’était levé et plongeait un regard inquiétant et proche de la fureur dans les yeux de l’écrivain. Il recula et, ce faisant, bouscula sa chaise qui tomba avec fracas, attirant l’attention des clients. Perón ne semblait pas s’intéresser aux évènements et continuait de sucrer son café, consciencieusement, comme s’il s’agissait du dernier acte de son existence. A ce moment précis Dunbar sortit un petit pistolet, l’appuya sur la nuque de Perón et tira.

Tandis que le corps sans vie tombait sur le côté, Quiroga s’attarda à penser à la mort qui, une fois de plus, s’était manifestée à moins d’un mètre de lui. Le destin n’est pas aveugle, confirma-t-il, ses décisions fatales procèdent d’une harmonie qui nous restera à jamais inaccessible ; rien ne peut nous garantir que la félicité se dissimule dans l’ombre, rien ne peut nous garantir que la vie a un sens quelconque.

*****

Une version Word pour lire à l’aise ?

Word - 100.5 ko
Sections: