Jeu cruel (Un)
Ce roman de Robert Silverberg a la particularité d’être sauvé de l’oubli par la grâce d’un dernier chapitre de toute beauté. Car il faut bien reconnaître que jusqu’à ce mémorable chapitre n°29, l’auteur ne parvient jamais vraiment à captiver l’attention de son lectorat. Le récit n’est pourtant pas dénué d’intérêt, ni de style - loin s’en faut. Silverberg n’est pas le premier venu, il sait comment bâtir une intrigue et des personnages crédibles. Mais rien n’y fait. On ne parvient pas à s’intéresser intimement au déroulement de la narration. Jusqu’à ces dix dernière pages qui insufflent soudain un regain de poésie que l’on n’attendait plus. Dix petites pages qui éclairent subitement le reste de l’ouvrage d’une lumière plus douce.
La personnalité « vampirique » de Duncan Chalk, magnat des médias, obèse et manipulateur, constitue le moteur de ce récit. C’est lui qui, toujours à la recherche d’un nouveau spectacle à même de lui procurer sa ration quotidienne de sensations fortes et de douleurs par procuration, toutes choses dont il se repaît goulûment, entreprend de faire se rencontrer deux « monstres » en apparence fort éloignés. Il organise ainsi un rendez-vous dans un hôpital en plein désert entre Minner Burris et Lona Kelvin.
Minner est prisonnier d’un corps grotesque et douloureux. Ce corps fut le sien jusqu’au jour où, capturé par des extraterrestres de la planète Manipool, il s’est vu entièrement reconfigurer de la tête aux pieds. Les apprentis chirurgiens venus d’ailleurs l’ont ainsi doté de tentacules-phalanges supplémentaires, de paupières à ouverture horizontale, ainsi que d’une ribambelle d’autres modifications plus ou moins saugrenues, tant intérieures qu’extérieures. Améliorations ? Peut-être, dans certains cas. Mais difficile de s’afficher en société déformé de la sorte sans créer un authentique mouvement de panique.
Lona, quant à elle, a cette particularité d’être tout à la fois vierge et mère de cent enfants. Des scientifiques, cette fois-ci on ne peut plus humains, ont en effet fécondé ex utero des ovules prélevés sur sa personne afin de donner naissance à la plus vaste fratrie jamais vue. Seulement voilà : son nom, qui n’aurait jamais dû être divulgué au grand public, est parvenu jusqu’aux médias par la grâce d’une indiscrétion. Ces derniers se sont alors jetés sur cette histoire juteuse, sans s’interroger le moins du monde sur les dégâts psychologiques que le feu des projecteurs pourraient causer à cette jeune femme de dix-sept ans, à qui l’on a de surcroît refusé le droit de s’occuper d’un seul de « ses » enfants.
De manière à convaincre ces deux malheureuses victimes de rentrer dans son jeu cruel, Chalk va leur promettre à chacune une chose qu’elle ne saurait refuser. A Minner, il va faire miroiter la possibilité d’une transplantation cérébrale qui aurait pour résultat de lui donner un nouveau corps. A Lona, il va promettre de remuer ciel et terre afin qu’elle puisse recouvrer la garde de deux de ses enfants. Les promesses, comme on dit, n’engagent que ceux qui croient en elles…
D’abord heureux de trouver une épaule sur laquelle s’épancher, Minner et Lona vont rapidement déchanter. L’idylle qui s’ébauchait va vite achopper sur la pression constante qui pèse sur eux lors de leur périple à travers les principaux lieux de villégiature du système solaire, ainsi que sur leurs différences de personnalités, de centres d’intérêts, etc. De là va sourdre toute une série de confrontations douloureuses, de scènes de ménage dont se gavent les spectateurs de cette œuvre de « télé-réalité » - au premier chef desquels l’infâme Duncan Chalk…
Ce roman vaut le détour pour plusieurs raisons. Déjà, pour sa description fort réaliste des déchirements qui scindent lentement un couple mal assorti. Il ne serait pas étonnant que Silverberg soit allé puiser dans son expérience personnelle pour mettre en scène ce spectacle peu ragoûtant. Spectacle qui constitue la seconde raison de s’intéresser de près à ce livre. Ou plus exactement, dénonciation d’un type de spectacle sadique qui n’a malheureusement que trop tendance à se répandre aujourd’hui sur nos chaînes de télévision. Peut-on user d’êtres vivants comme on le ferait d’un simple objet, pour répondre à ses besoins malsains ? La réponse de Silverberg est clairement négative.
Mais ce qui retient avant tout l’attention dans ce livre, c’est le moment où nos deux protagonistes se révoltent contre cet état de fait. Ils cessent soudain de se laisser réifier (par des extraterrestres, par des médecins, par des professionnels du spectacle… par des monstres, en somme !) et reprennent leur destinée en mains. Ils acceptent leur douleur, ils la font leur (le titre original de ce livre est « Thorns » - autrement dit « épines »). Et ce faisant, ils s’en libèrent, ils deviennent libres.
Enfin.
Robert Silverberg, Un jeu cruel, traduction : Michel Deutsch, 304 p., Folio SF n°281, Editions Gallimard