Mon nom est Titan
Après le petit en-cas que constituait En un autre pays (chez Folio SF également), et que je viens de critiquer ici même, voici un tout gros plat, à nouveau dans la série « Nouvelles au fil du temps », formant donc manifestement le quatrième volume de l’intégrale prévue par feu Jacques Chambon. Les textes vont de 1988 (où s’arrêtait Voile vers Byzance) à 1997.
Curieusement, les quatre récits repris dans En un autre pays sont absents. Sur vingt-trois nouvelles, six sont inédites en français, dont deux amusantes mais cruelles. La zone des clones, dans lequel l’inventeur du clonage humain, de retour d’Amérique latine après des années d’exil politique, authentifie un clone du dictateur en lieu et place de l’original, auteur de sa déportation. Le deuxième bouclier, plutôt ballardien, conte les affres d’un sculpteur onirique contraint par son commanditaire à produire un second exemplaire d’une oeuvre unique et évanescente. Ce rouge éclat est le matin esquisse la rencontre entre un archéologue en fin de carrière et un représentant d’une civilisation très éloignée dans le temps, lequel lui proposera un échange de corps : du désenchantement à l’enchantement…
Tous les autres textes sont connus pour avoir été publiés dans diverses anthologies chez nous. Dès les premiers, la thématique de Silverberg est forte et immédiate : un voyageur temporel se retrouve coincé dans la Préhistoire, un assassin est photographié par l’œil de sa victime, un jeune homme s’affame dans le but de disparaître dans l’infiniment petit. _ Ca démarre fort. J’ai toujours admiré chez Silverberg cette extraordinaire faculté (et facilité) d’invention. A chaque page, un monde nouveau est révélé au lecteur. Un monde autre et souvent original.
Impossible de tout citer. Je me bornerai à quelques récits particulièrement frappants, comme Entre un soldat, puis un autre, qui voit l’impossible dialogue entre Pizzare et Socrate, véritable tour de force dialectique. Voué aux ténèbres ou Tombouctou à l’heure de lion sont célèbres, tout comme la relation de « La Guerre des mondes » par Henry James et non H.G. Wells. L’amour, comme souvent chez Silverberg, est présent, ici dans Rien ne sert de courir et surtout dans Jusqu’à ce que la mort nous sépare (une femme de 32 ans aime un homme de 363 ans). Uchronie et science-fantasy à la E.R. Burroughs se mêlent joyeusement dans Jouvence, où l’on rencontre des croisés en 1504 dans les Antilles (ce qui me fait penser aux Reconquérants de Johan Heliot). La route de Spectre City imagine des Etats-Unis coupés en deux par une occupation extraterrestre : qui est encore Américain et qui ne l’est plus ? Remarquable peinture d’une ‘autre’ Amérique. Je terminerai par les trois nouvelles qui m’ont le plus réjoui. Chasseurs en forêt est une histoire de voyage dans le temps à l’ère secondaire : trois options existent, l’option 1 (on regarde mais on ne sort pas de la capsule), l’option 2 (on sort pour quelques heures et on chasse), et l’option 3 (on reste pour toujours). Que se passera-t-il lorsqu’un touriste de l’option 2 rencontrera une voyageuse de l’option 3 ? Longue nuit de veille au temple est un rare hommage de Silverberg à la fantasy selon Tolkien. Nouvelle religieuse centrée sur la foi d’un grand-prêtre confronté aux squelettes de ses dieux. Mon nom est Titan, nouvelle éponyme est inscrite en dernier. Elle forme comme un mini-cours de mythologie, et traite d’un fort joli thème : Typhon, Titan éveillé de sous l’Etna après des siècles, recherche désespérément les dieux ses amis. Mais seule Aphrodite vit encore…
Ving-trois joyaux, à contempler intensément.
Robert SILVERBERG, Mon nom est Titan, Traduction de Jacques CHAMBON & Frédéric LASAYGUES & Laurence LE MAIRE, Traduction révisée par Pierre-Paul DURASTANTI, Illustration de Tamislav TIKULIN, J’ai Lu SF n° 8112, 864 p.