Monsieur A. par Élodie Beaussart

— C’est à cette heure-ci que vous rentrez de pause-déjeuner ?

Cathy sentit immédiatement son estomac se contracter. Un goût de thon et de mayonnaise reflua dans son œsophage, surfant sur une vague d’acidité qui en brûlait les parois.

Pense à Monsieur A., se dit-elle. Tu le vois ce soir. Il va t’aider.

— Mais, répondit-elle, il n’est que treize heures trente-cinq…

Elle s’en voulait du ton geignard qu’elle avait pris, mais elle n’y pouvait rien : elle se sentait à nouveau prise en faute, comme une vilaine petite fille.

Stéphane Madorle la fusilla du regard. Grand, la quarantaine séduisante, il se tenait appuyé sur le mur à l’entrée du secrétariat, comme s’il l’attendait là depuis treize heures trente.

Tu peux enlever le « comme si », se dit Cathy. Il t’a attendue là… Comme un chasseur guettant sa proie.

Elle frissonna et serra son sac à main – cadeau de ses deux fils pour la fête des mères – contre elle. Elle se rendit compte qu’elle le tenait comme un bouclier d’un genre nouveau : petit, en faux cuir bleu acidulé, orné d’un charmant nœud papillon sur le devant.

— Il n’est que treize heures trente-cinq… singea Stéphane Madorle, imitant sa secrétaire en prenant un ton grotesque.

Cathy sentit la bouillie de thon, salade et mayonnaise se durcir et se transformer en pierre qui tomba au fond de son estomac.

— C’est ça, le problème avec vous, reprit son chef. Aucune éducation, aucun respect, aucune conscience des valeurs du travail. Le je-m’en-foutisme intégral. Je ne vous félicite pas, Cathy.

Celle-ci sentit la pierre remonter le long de son œsophage et réprima un haut-le-cœur. Ses mains glacées ne parvinrent soudain plus à tenir son sac et il tomba à ses pieds, produisant un bruit d’éclat de verre.

Oh non !

Ce midi, après s’être dépêchée d’avaler son sandwich, elle s’était rendue chez Nocibé pour s’offrir un parfum qu’elle convoitait depuis plusieurs semaines. C’était un achat compulsif, elle en convenait : elle se souvenait du moment où elle avait pris cette décision. C’était après avoir lu un article sur l’estime de soi dans un magazine féminin : « Faites-vous plaisir, vous le valez bien ! » disait la journaliste entre deux pages de publicités pour des crèmes amincissantes et des vernis à ongles qui sèchent en dix secondes top chrono.

Cathy avait aussitôt décidé que le lendemain, pendant sa pause-déjeuner, elle irait s’acheter le parfum dont elle avait envie. Et puis, Monsieur A. lui avait dit qu’elle devait prendre soin d’elle. Son mantra était : « L’indulgence, pas l’abstinence ».

En sortant du magasin, elle avait frénétiquement déballé son « cadeau », pressée de s’asperger de cette fragrance fleurie dont les arômes d’orange, de citron et de verveine la transportaient dans un ailleurs de conte de fées. Elle avait conscience de la supercherie, mais elle savait aussi que c’était bon, infiniment bon. Monsieur A. serait ravi d’apprendre qu’elle s’était fait plaisir. Il la complimenterait sur son évolution…

Et voilà que le rêve brisé gisait à ses pieds, répandant ses senteurs écœurantes au beau milieu de son sac à main affalé comme un animal blessé.

— Les consultations ne commencent qu’à quatorze heures et…, commença-t-elle en se baissant pour ramasser ses affaires.

Mais ce geste acheva de faire remonter la pierre le long de son œsophage et la phrase se termina dans un gargouillement. Cathy plaqua une main sur sa bouche mais ne put se retenir et vomit le contenu de son déjeuner sur son sac déjà outragé.

— Quel spectacle dégradant, murmura Stéphane Madorle en décollant son épaule du mur. Vous avez un quart d’heure pour me nettoyer tout ça. Sinon, cette fois, c’est la porte.

*

— Et vous êtes à nouveau restée au travail une heure de plus, dit Monsieur A. Ce qui explique votre retard à notre rendez-vous.

Cathy acquiesça timidement, enfonçant ses ongles dans le velours rouge du fauteuil Louis-Philippe où elle était assise.

— Regardez-moi, Cathy.

Elle obéit à la voix douce et mélodieuse et releva la tête.

Monsieur A. lui sourit et elle sentit une vague de chaleur se répandre dans son corps. Elle se demanda à nouveau pourquoi elle avait attendu si longtemps avant de venir le consulter. Ça faisait tellement de bien ! Elle se sentait enfin comprise, entendue, épaulée…

C’était Amélie, son amie dentiste, qui lui avait recommandé Monsieur A. « C’est grâce à lui si j’ai pu rebondir après mon divorce », lui avait-elle dit, le regard brillant. « Son tarif est un peu élevé, mais ça en vaut la peine, crois-moi ».

Monsieur A. l’observait, la tête légèrement penchée sur le côté. Entièrement vêtu de noir, il jouait du bout des doigts avec une mèche de ses longs cheveux lisses couleur d’ébène. Ses yeux gris sans âge semblaient emplis d’une infinie compassion pour Cathy...

Celle-ci sentit son cœur se gonfler et des larmes se mirent à couler sur ses joues. Sans cesser de l’observer, Monsieur A. se pencha et approcha d’elle la boîte de mouchoirs posée sur la table basse.

— Oui, dit Cathy en prenant un mouchoir, il a trouvé un prétexte, un dossier où manquait un compte-rendu d’opération. Il a dit que l’armoire était un vrai – pardon – « un vrai bordel ». Et j’ai fait une heure supplémentaire pour ranger tout ça.

— Non payée, je suppose.

— Bien sûr.

— Depuis combien de temps subissez-vous ce harcèlement ?

— Oh, presque depuis le début. Je n’avais jamais connu ça avec l’ophtalmologue pour lequel je travaillais auparavant. Quand il a pris sa retraite, il y a un an, j’ai continué de travailler pour son successeur, sans me poser de questions. Au début, ça ne se passait pas trop mal avec Mr Madorle, même si je le trouvais froid et distant. Et puis, progressivement, il a commencé à me faire des reproches, des remarques déplacées. Des critiques de plus en plus personnelles.

— Avez-vous cherché un poste ailleurs quand vous vous êtes rendu compte qu’il vous maltraitait ?

— Bien sûr. Mais…

L’horloge comtoise située dans un coin obscur du bureau sonna sept heures.

— Il est l’heure, dit Cathy.

Elle commençait à chercher les trois billets de vingt euros dans la poche de son blouson, mais Monsieur A. sourit et fit un vague geste de la main gauche. Son majeur était orné d’une bague argentée où brillait un rubis.

— Continuez, dit-il. Nous finirons un peu plus tard.

Cathy sortit les billets et les posa sur la table basse, puis elle saisit un autre mouchoir.

— Eh bien, au début, je ne comprenais pas, reprit-elle. Dans toute la région, il n’y avait pas un seul poste de disponible ! Et puis, une autre secrétaire m’a vendu la mèche : Mr Madorle était au courant de mes recherches. Il m’a peut-être entendue passer un coup de fil, ou alors il a fouillé mon sac et y a trouvé un CV. En tout cas, il a téléphoné à tous les ophtalmos qu’il connaissait et leur a brossé un tableau affreux de moi, allant jusqu’à dire que j’étais malhonnête et…

 Elle se moucha en produisant un son de trompette.

 — … et alcoolique ! Vous vous rendez compte ! Et vous savez quoi, ils l’ont tous cru ! Ils ont tous cru ce salopard – excusez-moi.

— Pas la peine de vous excuser, dit Monsieur A. en souriant. Ici, vous avez le droit de dire tous les gros mots que vous voulez. Donc il vous a grillée auprès des autres professionnels de la région…

— Oui. J’aurais pu chercher un poste ailleurs que dans l’ophtalmologie, mais j’ai toujours travaillé dans ce domaine, et j’ai pensé qu’il devait sans doute connaître d’autres médecins, pas seulement les gens de sa profession… Je me suis sentie coincée !

Elle renifla.

Monsieur A. se taisait, comme absorbé par le doux bruissement de la pluie qui caressait la baie vitrée derrière les tentures de velours pourpre.

— Avez-vous d’autres possibilités professionnelles ? dit-il enfin.

— Eh bien, j’ai une amie dentiste qui va ouvrir un cabinet en septembre. Elle serait prête à m’embaucher comme assistante dentaire, mais pour ça je dois faire une formation. Je me suis renseignée sur le congé individuel de formation…

— Mais votre patron l’a refusé, je suppose.

— Exactement.

Monsieur A. se caressa distraitement le menton du bout des doigts, hochant la tête. Puis l’horloge sonna sept heures et quart.

— La semaine prochaine, dit-il. Même lieu, même jour, même heure.

 

*

Cathy classait des dossiers dans le secrétariat. Elle frissonnait malgré l’épaisse veste bleue en polaire dans laquelle son corps frêle disparaissait. Elle alla prendre son téléphone portable dans son sac à main (son vieux sac, car son cadeau de fête des mères n’avait pas résisté à l’incident de l’autre jour) et ouvrit une application qui lui permettait de connaître la température dans la pièce : le cadran indiquait 17.8° C. Pas étonnant qu’elle ait froid !

Au moment où elle retournait à l’armoire à dossiers en soufflant dans ses mains pour les réchauffer, la voix du Dr Madorle retentit.

— Cathy, venez voir ! Et en vitesse !

Elle sursauta et se précipita dans le couloir, en direction du cabinet.

La double porte garnie de grands miroirs lui renvoya le reflet d’une femme aux traits tirés, aux cheveux d’un blond terne, aux yeux éteints soulignés de cernes mauves. Elle faisait au moins cinq ans de plus que son âge.

Elle pénétra dans le bureau et faillit suffoquer à cause de la différence de température : ici, un imposant chauffage au gaz diffusait une chaleur enveloppante. Il faisait au moins vingt-deux degrés.

— Il faut retrouver la quittance de paiement de ce monsieur…, commença Stéphane Madorle. Puis il leva les yeux vers sa secrétaire et poussa une exclamation :

— Nom d’un chien, qu’est-ce que c’est que cette tenue ?

Il posa un regard dédaigneux sur la veste en polaire dont Cathy essayait – vainement – d’ouvrir la fermeture éclair.

— Il fait tellement froid dans le secrétariat…

— On dirait un sac poubelle en peluche, la coupa-t-il. C’est affreux ! Je refuse que vous receviez les clients dans cet accoutrement ! Non mais, franchement !

Cathy renonça à dompter la fermeture dont le zip était coincé dans la doublure et elle prit sans un mot le dossier que Stéphane Madorle lui tendait.

— Ça ne m’étonne pas que votre mari se soit barré, reprit-il. Moi non plus je ne supporterais pas une femme aussi négligée que vous.

— Mon mari ne…

— Et vos gosses ? Quel exemple vous leur donnez ! Je suis sûr qu’ils n’attendent qu’une chose : passer leur Bac et quitter leur épave de mère.

Cathy se mordit les lèvres et elle marcha jusqu’à la porte du cabinet. Parvenue au seuil, elle se retourna.

— Vous devriez faire attention, dit-elle. Je me fais aider. Je vois quelqu’un…

Stéphane Madorle s’esclaffa.

— Elle voit quelqu’un ! Écoutez-moi ça !

Il cessa aussitôt de rire et la regarda froidement, les lèvres serrées.

— Qu’est-ce qui vous prend, Cathy, vous me menacez ? Vous croyez que ça m’intéresse de savoir que vous allez vider votre petit sac de névrosée chez un psy à deux balles ?

— Ce n’est pas un « psy à deux balles », vous ne comprenez pas…

— … ce que je comprends, c’est qu’en restant plantée là, vous faites entrer l’air froid dans mon bureau. Alors, ouste, du vent ! Retournez à votre poste et enlevez-moi cette tenue de SDF ! C’est compris ?

Cathy hocha la tête et referma la porte.

 

*

— Il a parlé de mes fils.

Cathy contemplait l’étrange statue posée sur un guéridon près de la fenêtre encadrée de rideaux pourpres. Il s’agissait d’un ange, si l’on en croyait les grandes ailes déployées dans son dos. Mais l’expression de son visage était effrayante, et il transperçait un agneau entravé avec une lance.

— C’était la limite à ne pas franchir, je suppose ? dit Monsieur A.

— Oui, il a dépassé les bornes. Surtout depuis l’épisode du sac. Je n’ai même pas osé en parler à mes garçons, ils étaient si heureux de me l’offrir.

Elle crut qu’elle allait se remettre à pleurer, mais rien ne vint.

— Vous sentez-vous en colère ? dit Monsieur A.

Cathy le regarda et hocha doucement la tête.

— Croyez-vous que Stéphane Madorle mérite d’être puni ?

Nouveau hochement de tête silencieux.

Monsieur A. sourit et Cathy sentit une vague de chair de poule parcourir son corps.

— Dix ans, dit Monsieur.

— Oh, souffla Cathy. Ça paraît tellement long…

Monsieur A. se leva et contourna la table basse pour venir la rejoindre. Il saisit la main de la secrétaire et la fit mettre debout, face à lui. Sa peau était froide, son haleine glaciale.

— C’est ma proposition, dit-il. Le travail est intéressant, et c’est très bien payé. Évidemment, vous pouvez toujours refuser, rester la secrétaire de Mr Madorle et subir son harcèlement quotidien. Mais cela n’est pas très juste… Et vous avez soif de justice, n’est-ce pas, Cathy ?

Celle-ci hocha la tête et soupira.

— Très bien, j’accepte, dit-elle. Et à la fin des dix ans…

— … vous retrouverez votre liberté. Vous verrez, ça passera très vite. En fin de compte, peut-être même aurez-vous envie de prolonger notre contrat !

Cathy regarda les yeux de Monsieur A. devenir d’un noir d’encre. À l’endroit où devait se trouver la pupille, brûlait une flamme argentée, aussi froide que la lueur des étoiles.

— Est-ce que ce sera difficile ? dit-elle. Vous savez que je suis très sensible, facilement touchée par le malheur des gens…

Monsieur A. sourit et Cathy détourna le regard. Elle ne pouvait pas soutenir cette vision-là – pas encore.

— Justement, Cathy, justement, murmura-t-il en la serrant contre lui. Toute cette empathie, quel délice… Vous êtes exactement la personne qu’il me faut.

Levant la main gauche, il lui fit embrasser le rubis serti dans la bague d’argent.

— Notre pacte est scellé, dit-il. Il est temps que je rende visite à votre employeur.

 

*

— Vous avez la vue d’un jeune homme ! dit le Dr Madorle en reculant sur son siège à roulettes.

Il tapa quelques chiffres sur son ordinateur et appuya sur un bouton pour délivrer son patient de la machine qui lui maintenait le menton pendant l’examen. Le bras articulé se replia contre le mur.

— Ah bon, dit le vieux.

Stéphane Madorle le trouvait bizarre : il n’arrêtait pas de le regarder d’un air sournois. Il a peut-être un début de démence, pour sourire tout le temps comme ça, se dit-il.

— Vous n’avez pas besoin de lunettes, reprit-il. Il faudra vérifier la vue de près d’ici deux ans, mais bon, comme vous êtes à la retraite, vous ne devriez pas trop abîmer vos yeux…

— Je ne suis pas à la retraite, dit le vieux.

— Ah ? Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie ? répondit l’ophtalmologue. À part me faire perdre mon temps, papi ? faillit-il ajouter.

Il regarda discrètement sa montre connectée Apple : il venait d’entendre sa greluche de secrétaire accueillir la patiente suivante.

— Je suis un… thérapeute, dit le vieux.

— Eh bien, dit Stéphane Madorle, à votre âge, vous avez bien du courage de continuer à bosser. Au fait, vous ne m’avez pas donné votre nom ? J’en ai besoin pour le dossier, et…

— … vous avez raison, c’est parfois usant, le coupa le vieil homme en se levant. Toute cette souffrance humaine à avaler…

Le Dr Madorle se sentait de plus en plus mal à l’aise. Tant pis pour la paperasse, pensa-t-il. Il ne souhaitait qu’une chose : que le vieux déguerpisse, et vite. Il se dirigea vers la porte et posa la main sur la poignée tout en affichant un sourire faussement joyeux. Mais son patient restait planté là comme s’ils avaient l’éternité pour discuter. Ça me fait penser à l’autre débile de Cathy avec son psy ; sont tous tarés, dans ce milieu, pensa-t-il.

— … toutes ces choses affreuses que le patient projette sur le thérapeute, continuait le vieux. Pulsions archaïques, projections archétypiques, tout le tralala…

Il remettait tranquillement sa redingote noire.

Dépêche-toi, vieille chouette, pensa l’ophtalmologue.

Le vieux sourit et se rapprocha de la porte, puis il s’arrêta à un mètre du médecin.

— Mais vous savez ce qui est encore plus difficile à gérer ? Ma propre souffrance, mon ami ! Tout ce que je ressens, moi, à force d’être exposé à toutes ces histoires d’inceste, de maltraitance, de dépression, d’humiliation, de deuils pathologiques… Les mille et un maux qui assaillent les êtres depuis les débuts de l’humanité… Et si je n’étais pas là pour écouter tout ça, qui le ferait, hein ? Qui ?

— Très intéressant, murmura le Dr Madorle, mais là…

Sa main se crispa sur la poignée de la porte et il sentit son cœur rater un battement. Il ouvrit la bouche et tenta en vain d’aspirer une grande gorgée d’air. Le vieux s’était redressé. Les rides s’effaçaient de son visage, et soudain un homme grand et jeune fit face au médecin, enveloppé dans la grande redingote qui dégageait une odeur de décomposition. Deux grandes mains pâles et glaciales se pressèrent tout contre les oreilles de Stéphane Madorle. Celui-ci essaya vainement de hurler et de se dégager de cette étreinte, mais il était paralysé, sa tête compressée entre les mains de son agresseur, ses cordes vocales éteintes.

— Vous voulez connaître mon nom ? murmura l’homme.

L’esprit de Stéphane Madorle fut pénétré de sensations insoutenables tandis que la douleur déferlait dans ses synapses.

Des émotions qu’il n’avait jamais ressenties prirent possession de son psychisme et les traits de son visage se tordirent sous la souffrance infligée par ce contenu brutal : la peur de l’enfant maltraité, le désespoir de la femme battue, la haine de soi de l’alcoolique, l’angoisse vertigineuse du schizophrène, le désespoir de la personne âgée grabataire…

— On m’appelle « Monsieur A. ». Pour certains, je suis un ange, pour d’autres, un démon. Mais quelle importance ? Je suis celui qui apporte le soulagement… Mon nom est Azraël.

Stéphane Madorle sentit la folie l’envahir face au visage qui le contemplait : ces yeux noirs où brûlait une lumière froide, et surtout ce sourire, ces dents si fines, si pointues… La bouche s’ouvrait, de plus en plus grande et terriblement affamée. Stéphane Madorle sentit quelque chose de tiède sortir de sa tête. C’était son âme ! La substance immatérielle flotta, indécise, telle une couronne de vapeur, puis elle fut brutalement aspirée par la bouche de l’assassin.

Du sang se mit à jaillir par les oreilles de l’ophtalmologue, suintant à travers les doigts de son agresseur, puis ce fut le tour des narines, et les yeux du médecin se révulsèrent. Son visage avait perdu toute couleur, son corps s’affaissa et il tomba à genoux, le dos contre la porte du cabinet.

Monsieur A. lâcha l’enveloppe corporelle vide de Stéphane Madorle et le regarda convulser, par terre, sans un bruit, le sang imbibant le parquet clair.

— Ah, ça fait du bien, dit-il en faisant quelques mouvements de mâchoire, comme s’il cherchait à décoincer un chewing-gum géant de ses dents.

Il sortit un mouchoir de la poche de sa longue redingote noire, s’essuya les mains puis ouvrit la porte du cabinet en repoussant le corps sans vie du médecin sur le côté.

— Cathy ! appela-t-il.

La secrétaire arriva dans son polaire bleu, portée par une vague d’air froid.

— Oh mon Dieu ! s’exclama-t-elle en voyant le cadavre de son patron.

— Vous avez votre vengeance. Il est temps maintenant de commencer votre nouveau contrat.

Il lui tendit sa main pâle et glaciale.

— Vous venez ? Oh, comme je suis content de vous avoir trouvée, Cathy ! Après tout, même la Mort a besoin d’une bonne secrétaire.

 

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