Les mots du professeur Pickville

Auteur / Scénariste: 


Cyrille de Sainte Maréville est né à Juvisy, dans la banlieue parisienne. Il a roulé sa bosse un peu partout en Europe, sac au dos, et aussi au Canada où il a vécu une bonne dizaine d’années. C’est là-bas, au Québec, que mûrit son projet d’écriture. Son travail porte bientôt ses fruits avec deux publications aux Editions Point de fuite, deux recueils de nouvelles fantastiques, A comme ailleurs (juin 2002) et Faux-semblants (novembre 2004). De retour en Europe, il publie des nouvelles fantastiques dans des revues telles que « Présence d’Esprits », « Outre-Monde » et « Reflets d’Ombres », ainsi qu’une nouvelle, D’accord le magnifique, dans une anthologie aux Editions Mille Saisons. En 2009 il publie un premier roman, médiéval, La Rose ensanglantée. Mais sa passion reste les nouvelles fantastiques, des nouvelles troublantes qu’il aime partager avec le commun des mortels.

* *

Le cours de philosophie s’achevait. D’un même mouvement, les étudiants se levèrent et, dans un brouhaha général, tirant et déplaçant tables et chaises, se dirigèrent vers la sortie. La rumeur joyeuse de leurs voix s’élevait comme un grondement de tonnerre et faisait trembler les murs de l’amphithéâtre de l’Université de Brixtal. Quelques jeunes gens s’attardèrent et vinrent s’agglutiner autour du bureau du professeur Pickville. Contenant difficilement son anxiété, il tâcha de répondre aux questions qu’on lui posait avec la bonhomie et la bienveillance qui lui étaient habituelles. Cette déférence à son égard lui avait toujours, jusqu’alors, apporté une immense joie. C’était la preuve qu’on l’aimait, que son travail était apprécié. Ne passait-il pas pour un esprit éclairé, généreux, ouvert sur le monde et la tolérance ? Ne faisait-il pas partie de ces êtres dont le contact élève la pensée vers la spiritualité de l’âme, un trait d’union entre Dieu et les hommes ? Qu’en était-il maintenant ?

Quand les étudiants finirent par se disperser, un lourd silence retomba dans l’immense salle. C’était le moment qu’il préférait. Il avait alors l’impression d’entrer en contact et de communiquer avec ses illustres prédécesseurs dont les portraits ornaient les murs latéraux. Comment le voyaient-ils à présent ? Le jugeait-on ?

D’allure athlétique, James Pickville avait le corps d’un jeune premier que la quarantaine avait à peine altéré. Un visage fin, des cheveux en bataille qui lui conféraient un faux air négligé, des vêtements chics mais simples qu’il portait avec élégance, il était l’image parfaite de l’homme mûr au cœur d’enfant, personnage à la fois adulte et enfantin, assagi mais rebelle, subtil mélange d’émotion, de sensibilité, de candeur et de sévérité.

Si sa compagnie avait toujours été recherchée, elle était devenue fragile et presque fuyante tant il craignait de ne pas être en mesure de contrôler les évènements. Ce repli volontaire se voulait un refuge à sa pensée qu’il sentait lui échapper depuis peu. Pour rien au monde il n’aurait voulu que cela se sache…

Il s’était aperçu pour la première fois de cette anomalie alors qu’il écrivait sur le tableau l’énoncé d’un problème existentiel. Au moment d’écrire le mot liberté, il avait ressenti une douleur au niveau des articulations de la main. Son cœur s’était mis à battre tambour. Le geste suspendu, il avait dû lutter pour parvenir à écrire le mot au complet. Il avait ensuite continué son cours comme si de rien n’était.

Il ne s’était pas expliqué cette hésitation, ce passage à vide, cette difficulté incompréhensible et ridicule, il faut bien l’admettre. Liberté ! Il crut à un signe manifeste de surmenage. Incontournable processus du vieillissement, lui avait glissé à l’oreille un collègue à qui il avait rapporté l’incident. Après tout, n’avait-il pas tendance, depuis quelques temps déjà, à oublier les prénoms de ses élèves ou tout du moins à les confondre ? Ainsi donc, rien à voir avec le mot liberté, l’explication était toute simple. Il vieillissait !

Il avait oublié l’incident et avait continué de donner ses cours, jusqu’au jour où, à nouveau, sa pensée s’était figée en écrivant le mot lanterne ! Fort heureusement, personne n’avait remarqué sa difficulté.

Le soir même, soucieux et déterminé à vaincre cette réticence absurde, il s’était installé devant sa machine à écrire, avait ouvert un livre de référence dans lequel il savait retrouverait les deux mots rebelles et avait commencé à recopier le paragraphe. Cela avait été instantané. A peine avait-il frappé la première lettre du mot liberté qu’il avait été pris de nausées. Sa main s’était raidie et c’est aux prix d’un terrible effort qu’il était parvenu à passer à travers cette épreuve d’écriture.

Les jours suivants, il se surprenait à détourner la tête dans le métro ou dans la rue, chaque fois qu’il voyait l’un des deux mots sur des enseignes publicitaires. C’était comme s’il se sentait observé. Un troisième mot l’avait plongé dans le plus grand désarroi, quand, rédigeant une lettre, son stylo s’était arrêté net sur la première lettre du mot pourriture.
La liste s’allongeait sans logique ni lien apparent. Liberté, lanterne, pourriture ! L’étrange phénomène avait ensuite progressé de façon inattendue.

Un soir, alors qu’il se promenait dans un parc, il avait croisé un groupe d’écoliers qui se chamaillaient. Lorsque l’un d’eux prononça le mot traître, ce fut comme s’il avait reçu une balle en plein cœur. Il s’était affaissé sur un banc, pâle comme la mort. Incapable de se relever, abasourdi, il avait dû attendre que le malaise se dissipe pour rentrer chez lui.

Ce nouvel incident avait ajouté une notion de terreur à son anxiété. Voilà que les mots se multipliaient, quittaient son tableau, les livres, les publicités, pour se répandre sur la bouche des autres et provoquer en lui les mêmes effets dévastateurs. A partir de ce moment, il s’était senti ciblé, attaqué, choisi par ces mots qui le harcelaient. Il avait changé ses habitudes et avait apporté une attention particulière aux choix des textes de ses cours. Il avait fait en sorte qu’aucune de ces vermines n’eût pu s’y trouver, conscient hélas que d’autres pouvaient surgir au bout d’une phrase, derrière une virgule, et rejoindre ainsi la meute qui le pourchassait. Il avait dû bannir trois autres mots de son vocabulaire et avait même failli s’évanouir tant était douloureux le terrible mal de tête et la sensation d’étouffement qui avaient accompagné ces derniers incidents. Car si les mots dissidents semblaient paralyser sa pensée, leur nombre croissant leur conférait une force redoutable qui l’affligeait physiquement. Ordure, maudit et tête avaient rejoint le rang des insurgés. C’était à devenir fou !

Depuis ces incidents, ses cours avaient perdu de leur intérêt. Ses textes, autrefois riches en notations, étaient devenus insipides, sans plus de profondeur. Et que dire de ses discours ! On ne reconnaissait plus le ton vibrant de sa voix, cette recherche linguistique, ce vif plaisir qu’il avait toujours eu à employer le mot juste. Ses nombreuses hésitations au tableau, ses silences pleins de sombres interrogations avaient fini par soulever l’inquiétude.

James Pickville perdait de son humour et de sa verve, effrayé qu’il était de tomber sur l’un d’entre eux et de sombrer dans la panique et le ridicule. Car ils avaient progressé, autant dehors que dedans. Dehors, quand il les entendait prononcés dans la rue, dedans quand, s’efforçant d’articuler des phrases, il butait contre eux. L’idée de passer pour un fou aux yeux de ses confrères et de ses étudiants lui était insupportable.

Il avait réussi à les répertorier dans un carnet et était parvenu à passer outre la souffrance en les hurlant tout en les écrivant. Les mots liberté, lanterne, pourriture, tête, panier, ordure, maintenant étaient comme autant de coups de pieds et de poings reçus en pleine figure. Ces moments de rébellion faisaient parfois reculer la horde de mots. L’ennemi reconnu, chacun se préparait au combat final. Il s’était même exilé quelques jours dans sa villa de campagne pour ne plus tomber sur eux. Peine perdue ! Il sentait leur présence et quand bien même il s’efforçait de ne plus y penser, il les avait sur le bout de la langue. Sans livre ni téléphone, sans rien qui eût pu les animer, sa conscience seule paraissait suffire à les entretenir.

A l’université, des rumeurs circulaient dans son dos. On l’observait. Ce fut comme si chaque mot se cachait derrière l’un de ses étudiants, s’insinuait dans la chair. James Pickville n’osait plus regarder ses élèves en face. Parfois, alors qu’il écrivait au tableau, croyant entendre un des mots rebelles, il faisait volte-face et scrutait la salle d’un air apeuré. Le silence ourdait une menace qu’il ne pouvait plus supporter. Impossible cependant de les débusquer. Ils étaient trop nombreux !

Malgré la terrible appréhension et le sentiment d’impuissance qui résultaient de ces expériences terrifiantes, James Pickville n’avait jamais parlé à qui que ce soit de cette histoire. Mais il ne pouvait plus continuer comme ça. Il fallait savoir, comprendre, se soigner éventuellement. Un premier rendez-vous avait été pris cet après-midi même chez un psychiatre de renommée.

James Pickville rassembla ses affaires, boucla sa sacoche, enfila son manteau, se dirigea vers la sortie et prit le chemin du métro. Il était en avance. Quand le train arriva à quai, il se fraya un passage parmi la foule et vint s’asseoir sur une banquette, sa sacoche pressée contre sa poitrine comme un rempart à sa folie, attentif aux gens qui l’entouraient, soucieux du danger constant qui le guettait. C’est le moment que choisirent les mots pour passer à l’assaut.

Ce fut d’abord un lointain murmure, une rumeur grandissante, un ronflement, puis un grondement qui s’accentua et s’éleva comme une clameur. Terrifié, il regarda autour de lui. Il ne vit que des visages fermés, hostiles ou indifférents à sa douleur. Pourtant ! Les voix s’intensifiaient, criaient dans ses oreilles. Ils étaient là, invisibles et si nombreux…

Le métro roulait dans le tunnel, l’emportant vers une terreur sans nom.

Pareils à des loups encerclant leur proie, voilà qu’ils s’apprêtaient à se jeter sur lui. Des mains invisibles tentaient de lui agripper les bras, les jambes, on le poussait de toutes parts. Les mots rebelles se détachaient de la rumeur, aussitôt appuyés par de vibrants hourras ! Ses yeux cherchaient à voir, à saisir l’insaisissable. Il était en sueur et haletait, sa gorge lui faisait de plus en plus mal. Plusieurs fois, il entendit distinctement les mots assassin, vendu, pourriture ! On l’insultait ! Alors, tandis que le vacarme des rails portait les voix jusqu’à l’assourdir, James Pickville rassembla ses forces et, ne pouvant plus contenir sa frayeur, ferma les yeux et hurla de toutes ses forces. « Laissez-moi, laissez-moi, je suis innocent, innocent ! ». Soudain, il sentit quelque chose de froid sur sa gorge, comme un mince fil de fer tranchant. James Pickville ouvrit les yeux…

La foule levait un poing victorieux et hurlait de joie en voyant le bourreau tenir par les cheveux la tête du comte Jean de Pickville. Pourriture ! Ordure ! Dans le panier la tête ! Dans le panier ! cria un homme. Traître ! Maudit ! fit un autre. A ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! chantonna un troisième…

Le bourreau, brandissant à bout de bras la tête du malheureux, l’exposa longuement aux regards des Parisiens réunis autour de l’échafaud avant de la jeter au panier.

La révolution battait son plein. D’autres têtes tombèrent ce même jour sous les injures du peuple de Paris et au cri de Liberté !

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