Les anges de cire par Alexandre Sanchez

Je n’étais jamais allé au Musée Grévin auparavant. À bientôt 83 ans, je crois qu’il était peut-être temps. Je n’y étais jamais allé car je n’avais pas grand intérêt pour les sculptures. Pour être honnête, je n’ai plus grand intérêt pour tout maintenant. Mon cher Pierre s’en était allé vers l’autre monde, me laissant seule avec pour compagnie notre chat d’appartement ainsi que nos vieilles pellicules contenant l’intégralité de notre carrière. L’homme qui m’avait invitée à cette cérémonie, « en mon honneur » selon lui, m’avait fait commander une tenue bien précise : robe noire et longues aux coutures harmonieuses, gants de soie nacrée, talons hauts et chapeau sombre orné de fleurs. Ledit chapeau couvrant mon visage comme s’il avait honte de moi.

Un tapin en deuil, ni plus, ni moins, voici la seule image qui me traversait l’esprit lorsque je m’observais dans l’une des nombreuses glaces de la pièce.

 

Il ne se passait pas de jour sans que mes rides ne fendent ma peau ... c’était donc ça la vieillesse ? Je ne l’avais jamais remarqué, jusqu’à présent.

Autour de ma personne se pressait le gratin du Tout-Paris : acteurs, banquiers, chefs d’entreprise et autres « Bourgeoillons » dont les parents avaient suivi mes performances au fil de ces cinquante années de bons et loyaux service sur les planches ou derrière la caméra. La moitié d’entre eux n’avaient sûrement jamais assisté personnellement à une de mes prestations et cela ne m’atteignait guère. Ces moutons de Panurge se contentaient simplement d’applaudir en espérant voir le lendemain leur dos graisseux dépasser du champ de l’appareil photo.

 

Debout sur l’estrade, j’observe en silence le comité, arborant un élégant sourire de façade, plutôt gâché par mes joues creuses de vieille carne. Un jeune freluquet se croit malin à me tendre le bras, comme si je n’étais qu’une brindille prête à céder au moindre pas mal agencé. J’espérais qu’il s’agisse d’une blague mais le regard insistant du maître de cérémonie, dont la moustache frétillait inexplicablement à chacun de ses gonflements de joue, m’encouragea à m’accrocher comme la greluche handicapée qu’il fallait que je sois pour la une du Parisien Libéré, anciennement dirigé par Émilien Amaury, décédé il y a moins de deux semaines... il était un ami d’enfance et je n’ai pas même songé à aller à son enterrement.

L’organisateur de la conférence de presse monte à son tour et replace son nœud papillon, bien trop serré pour son cou bourré de plis et, transpirant, commence à prendre la pose. Celui-ci adresse un bref signe de tête au moustachu qui, après un éclaircissement de voix peu élégant, tapote le microphone – ce qui crée un désagréable larsen – avant de clamer haut et fort :

— Chers concitoyens, de toutes classes sociales, famille et amis...

« Amis », qu’il a dit, le bougre.

— ... nous sommes aujourd’hui réunis pour rendre hommage...

Dites-donc, je ne suis pas encore morte.

— … à la carrière d’Yvonne Printemps, dont les films ont su ravir nos cœurs depuis maintenant trente ans…

Ah, vous avez juste enterré ma filmographie en fait, au temps pour moi.

— … et il n’est nul besoin de préciser la qualité de ces œuvres, imprégnées de morales, mais aussi de forts sentiments…

Bla, bla, cessez donc de vous forcer, vous n’en avez sûrement pas vu un seul, de ces films sur lesquels vous ne tarissez pas d’éloges !

— ... mais sans plus de cérémonie, j’ai l’honneur de vous présenter la nouvelle venue de notre fabuleuse collection Grévin : Yvonne Printemps !

 

Le drap tomba, révélant une statue de cire identique à moi, en tout point, si ce n’est le sourire. Moi, je ne souriais pas aussi sincèrement. Je m’approchai, comme demandé par le maître de cérémonie à la suite de nombreuses répétitions, et me plaçai aux côtés de la sculpture pour la séance photo. Le principe était simple : prendre la même position pour faire sourire les lecteurs du quotidien, parce que ça devait être ainsi fait.

Tandis que les flashs m’aveuglaient sans scrupule, la porte face à moi s’ouvrit brutalement, ce qui ne manqua pas de me faire tiquer. La foule se remua quelque peu à cause de l’élément qui venait parasiter la cérémonie. Je plissai les yeux pour mieux apercevoir le perturbateur qui, sous ses allures de gentleman d’un autre temps, poussa sans gêne un journaliste pour libérer de l’espace et ainsi atteindre les deux marches en bois de l’estrade où nous étions postés.

L’homme était grand : plus d’un mètre soixante-quinze, au bas mot. Il portait un trench-coat marron ainsi que d’étranges chaussures que je n’avais jamais vues auparavant, mais je pouvais assurer sans problème qu’elles étaient moches. « Converse » était écrit sur le côté de celles-ci. Il avait des cheveux courts ainsi qu’un semblant de barbe mal rasée et de grands yeux noirs plutôt fuyants. Il allait sans dire qu’il était beau garçon, mais ses gestes, vifs le rendait imprévisible. Je l’observai s’agenouiller face à la sculpture de cire, un étrange appareil lumineux à la main, en train de marmonner des choses incompréhensibles. Il se releva d’un bond, approcha son visage du mien et ajusta ses lunettes avant de pointer son appareil face à moi. Celui-ci émit plusieurs sons d’intensité variable et s’éteignit brusquement.

— Rose ! C’est elle la vraie ! cria-t-il en me pointant du doigt et en agitant son autre bras dans tous les sens.

 

Désemparée, je n’exprimai aucun geste, me demandant quelle était la bonne solution à adopter. L’homme se plaça au milieu de l’estrade et chercha du regard la dénommée Rose, qui se manifesta quelques secondes plus tard en montant à son tour sur l’estrade. Elle était très jeune, seize ans, au mieux, et portait des habits très étranges, presque anachroniques si j’osais m’exprimer ainsi. Il y avait dans leurs jeux de regards une étonnante complicité. Lui paraissait faussement chaleureux et maladroit, elle se voulait intelligente pour lui. C’était quelque chose dans cet ordre ...

— Qui diable êtes-vous !? s’exprima le Maître de cérémonie, pourpre de colère.

— Oh, bonjour, je suis désolé d’interrompre votre sauterie, enfin, pas vraiment désolé non plus, mais je suis très dérangé par ce jour ! Je suis dans l’obligation de vous signaler que rien de ce qu’il se passe n’est réellement arrivé, donc ce que l’on va faire, c’est que l’on va détruire la statue et repartir chez nous !

— Non mais vous vous moquez de moi !? cria le Maître en s’approchant d’un pas lourd.

— Écoutez, si j’ai raison, et vous devez savoir que je suis vraiment doué pour avoir raison, nous sommes malheureusement au croisement d’un paradoxe temporel dont cette statue est l’origine, donc je vais de ce pas la détruire avant qu’elle ne devienne un trop gros problème. Au fait, je suis le Docteur, et voici Rose !

— Monsieur, déclara l’adolescente en lui adressant un grand sourire.

— Je ne suis pas certaine de tout comprendre, marmonnai-je en reculant d’un pas, me décrochant du jeune imbécile qui, figé, me permit de me détacher de son emprise.

Le « Docteur » au prénom inconnu m’observa de nouveau et prit alors brutalement ma main et l’agita gentiment en criant :

— Yvonne Printemps ! Madame Printemps, Ô radieuse cantatrice ! Je suis un grand fan, un très grand fan ! Permettez-moi de vous dire que vous êtes formidable ! Colette avait raison : « Son sourire, aussi lumineux que la lune par froid clair et comme elle en forme de croissant, sourire célèbre aux coins relevés, gaieté que parfois dément la confidence mélancolique de deux yeux pers : le sourire de la meilleure actrice d’opérette de ce temps ! ». Fantastique !

— Vous connaissez Colette ? répondis-je, incertaine au vu de la différence évidente d’âge que son physique laissait transparaître.

— Oh, mais bien entendu ! Une redoutable journaliste, très en avance pour son époque. Une sombre histoire de Krillitanes ayant tenté d’enlever et de substituer le général Gamelin pour programmer une attaque suicide contre l’invasion allemande, mais tout est rentré dans l’ordre, bien que le vrai Gamelin a longtemps souffert de violentes diarrhées depuis cet incident. Sinon, je suis désolé de vous l’apprendre, mais vous n’êtes jamais parue au musée Grevin, cette journée ne devrait pas exister.

— Docteur, si vous avez raison, alors je ne pourrai que vous remercier. Cette cérémonie est d’un ennui, vous ne pouvez même pas imaginer. Je ne supporte plus ces artifices. Ces gens se moquent totalement de ma présence et ne sont là que pour récolter la gloire. Comptez-vous réellement détruire cette statue ?

— Bien entendu, mais ce n’est pas la seule chose que je veux détruire, répondit-il en pointant son appareil en direction des photographes.

Le son se fit plus intense et les appareils fumèrent dans les mains de leurs propriétaires avant de se disloquer sous le regard choqué de la foule. Face à ma déconfiture, la jeune Rose murmura :

— Tournevis sonique. Ca sert à tout, mais personne ne sait comment.

— Je ... je vois.

Le Docteur pressa le pas et ordonna à tout le monde de partir sur-le-champ. Il fut étonnamment écouté et la salle se vida progressivement, ne laissant plus que le maître de cérémonie pour seul intrus. Excédé, celui-ci vociféra son mécontentement, ce qui me fit doucement rire. Rose, à mes côtés, ne put s’empêcher de pouffer à son tour. Nous étions comme deux petites filles face à cet étrange Docteur qui, décontenancé, ne comprenait nullement l’origine de notre bonne humeur.

 

Les lampes montrèrent plusieurs baisses de tension. Nullement effrayée, je constatai cependant le visage du Docteur se durcir. Celui-ci jeta un coup d’œil à la sculpture me représentant et sembla grincer des dents un instant.

– Auriez-vous peur du noir, Docteur ? demandai-je d’une pointe de cynisme.

— Si celui-ci peut provoquer votre mort, il est tout à fait naturel d’en avoir peur, Yvonne ...

— Je ... ne soyez pas ridicule, Docteur, répondis-je en descendant doucement de l’estrade.

— Attendez, je vais vous aider ! proposa Rosa en s’avançant et en me tendant son bras, que je refusai.

— Je ne suis pas en sucre, « Mistinguett », rétorquai-je en empruntant l’estrade.

— « Mistin-qui » ? Docteur ?

— Elle est célèbre, Rose, et très belle ! Sois honorée de ce petit surnom.

— Oh je ... merci ! Je crois.

 

La lumière s’éteignit l’instant d’une seconde. Un souffle froid traversa mon échine comme l’ombre de la mort. Je me tournai vivement, effrayée par cette sensation. La lumière du tournevis sonique du Docteur traversa la salle et les lampes se rallumèrent d’un seul coup, me confrontant à la vision d’horreur de ma sculpture, bras levés, dont le visage était totalement déformé. Ses yeux étaient noirs et creux, vides de toute bonne intention, tandis que sa bouche, grande ouverte, rappelait celle des gargouilles de Notre-Dame. Je reculai de plusieurs pas, tremblante comme jamais je n’avais tremblé de ma vie. Le Docteur se plaça entre moi et la statue et respira lourdement, son tournevis en direction de la bête. Je regardai l’appareil plus en détail. Il semblait être en acier et muni de plusieurs boutons bien cachés. Le bout, bleu, était sans nul doute la source de cette lumière apaisante et de ces sons puissants. Sur l’estrade se trouvait le Maître de cérémonie, dont le cou avait été retourné violemment. Il était mort. Le Docteur prit la parole en dévisageant la créature.

— Yvonne, Rose ... écoutez-moi bien. La première règle est : Ne détournez jamais le regard de cette statue. L’autre règle est de ne jamais, et je suis sérieux, ne jamais cligner des yeux. Un seul faux pas et vous serez envoyées dans le passé, ou pire, vous mourrez. Nous allons doucement reculer jusqu’au prochain couloir et fermer la porte sans nous retourner, puis nous la bloquerons...

— Le tournevis ne marche pas sur le bois, Docteur, murmura Rose, paniquée.

— Quelle sorte d’appareil multifonction n’a aucun effet sur un élément aussi archaïque que le bois ? demandai-je en grinçant des dents.

— Le son ne passe pas à travers le bois, que voulez-vous que je vous dise ? Maintenant reculez doucement...

 

Nous nous exécutâmes. Je dus m’accrocher au bras du Docteur pour ne pas perdre l’équilibre. Lorsque nous fermâmes la porte, le Docteur s’empressa de la bloquer à l’aide d’une grande et lourde armoire qu’ils bougèrent à deux. Il ne fallut pas plus de deux secondes pour entendre la créature frapper la sortie avec tant de puissance que les murs en tremblèrent.

— Docteur, qu’est-ce que c’est !? cria Rose, affolée.

— C’est un Ange Pleureur, mais d’une forme que je n’avais encore jamais vu. Il semblerait que le paradoxe temporel produit par cet événement ait donné vie à cet Ange Pleureur. Celui-ci est entré dans la statue qui est la cause du phénomène, ce qui nous empêche désormais de la détruire. Nous devons rejoindre le TARDIS au plus vite ! Yvonne, prenez mon bras, il va falloir courir vraiment, vraiment vite.

— Je ... très bien, laissez-moi retirer mes talons.

Je m’exécutai et plaça ma main sous le bras de l’homme qui était fort séduisant, je me devais de le reconnaître.

 

Nous nous mirent à courir aussi vite que nous le pouvions. La porte était massive, donc difficile à détruire. Dans notre course folle, le Docteur enchaîna à titre indicatif :

— Les Anges Pleureurs peuvent s’infiltrer dans votre esprit si vous les observez plus de dix secondes. En revanche, ceux-ci ne bougent pas lorsque vous les regardez, il s’agit d’un mécanisme d’auto-défense, d’où leur forme de statue. Généralement, ils prennent l’apparence d’anges de pierre comme l’on en trouve étrangement dans l’architecture française, mais cette fois cela semble être différent. Les Anges Pleureurs peuvent aussi s’infiltrer dans les systèmes électriques et interagir avec les images... Capturez un Ange Pleureur avec un appareil photo ou une caméra et l’image deviendra un Ange Pleureur, ce qui les rend très instables.

— C’est pour ça que vous avez détruit les appareils des journalistes ? demanda Rose entre deux souffles.

— Mesure de prudence, Rose Tyler, mais j’aurais préféré avoir tort. Le problème est que j’ai vraiment, vraiment rarement tort.

— J’admire votre modestie, Docteur, mais pourrions-nous ralentir notre course ? Je n’ai pas votre fougue vous savez ...

 

Le Docteur m’observa quelques instants et accepta de ralentir le pas au détour du corridor.

— Où se trouve le TARDIS ? demanda l’adolescente en soufflant.

— Quel est donc ce TARDIS dont vous ne cessez de parler ? murmurai-je en m’adossant contre le mur tapissé.

— « Temps À Relativité Dimensionnelle Inter Spatiale ». C’est une machine à voyager dans l’espace-temps, madame Printemps, répondit Rose avec un grand sourire.

— Voyager dans l’espace-temps ? Docteur, est-ce bien vrai ?

— Vous en doutez ?

— Je ne doute pas de votre sincérité, mais je trouve cela triste d’errer dans l’Espace et le Temps sans accroche. Votre vie est-elle si vide, Docteur ?

Je n’eus que pour seule réponse un petit sourire.

— Le TARDIS est garé vers le palais des mirages. Le problème va être de traverser la collection Grévin... qui doit être remplie d’Anges. Il va falloir la traverser d’un trait et sans cligner des yeux.

— Nous n’avons pas le choix. Allons-y, conclut Rose en prenant les devants.

Nous fonçâmes en direction de la collection Grévin. Lorsque nous ouvrîmes la grande porte, nous constatâmes que les statues s’étaient effectivement déplacées, alertées par la première d’entre elles. Nous continuâmes de courir, mais l’une d’entre elles, placée face à la porte de sortie, nous avait piégés.

— Cette sortie est condamnéé... Gandhi la protège sévèrement, murmura le Docteur, et Jeanne d’Arc n’est pas loin de nous.

— Pourquoi ne tentons-nous pas de détruire la sculpture de Gandhi ? demandai-je en transpirant.

— Gandhi est un non-violent. Même Ange, il s’agit d’un affligeant manque de respect, madame Printemps, me répondit-il d’un air plus que sérieux.

— D’accord, et pour les autres ? clama Rose. On ne peut pas discuter avec eux ?

— Je préfèrerais encore parlementer avec un Sontarien, Rose Tyler... et croyez-moi, il n’y a rien de pire dans l’Univers qu’un Conseil Diplomatique avec un général sontarien. Bon, voici le plan. Je vais éteindre le système électrique une petite seconde et vous vous collerez à moi pour que nous puissions couvrir toute la périphérie par notre simple regard. Il faut qu’Albert Einstein et Gandhi s’observent, que Jeanne d’Arc et Alfred Hitchcock se confrontent et, idéalement, que l’on emmène Henri IV à se pousser pour dégager l’espace. Attention, j’éteins la lumière dans trois, deux... ne clignez pas des yeux !

 

Les lampes s’éteignirent et se rallumèrent directement. Les personnalités, dont les yeux étaient creusés de noir et la bouche pendante, bras levés et posture raide, se placèrent naturellement selon la configuration du Docteur, qui semblait parfaitement interpréter leur formation. Comme prévu par l’homme, Henri IV s’était poussé et avait libéré l’accès vers la massive porte. Le Docteur pointa du doigt ma sculpture, à l’autre bout de la pièce, et clama :

— Les autres Anges ne bougeront plus, ils sont condamnés à se regarder pour toujours, prisonniers de cette enveloppe de cire. Je pense avoir une théorie. Les Anges Pleureurs fonctionnent comme les abeilles, et il est fort possible que nous ayons affaire à des enfants, et en Yvonne Printemps – la statue – une jeune et impétueuse reine. Si nous parvenons à la stopper, il est possible que toutes les statues reprennent leur apparence normale. Madame Printemps, je pense que vous êtes liée à cette statue. Comprenez que vous pourrez en mourir. Êtes-vous prête à vous sacrifier pour le bien de l’humanité ?

— Docteur, pour qui me prenez-vous, au juste ? Une vulgaire poupée que l’on peut balancer aux ordures sous le couvert d’une grande cause ? Si l’avenir du monde m’appartient, je pense être garante de ma décision, quelle qu’elle soit. Rose... Tyler, c’est bien ça ? Écoute le conseil d’une vieille dame désabusée par la vie qui ne vaut pas tripette, si ce n’est le sort de la Planète : les femmes préfèrent être belles, plutôt qu’intelligentes parce que, chez les hommes, il y a plus d’idiots que d’aveugles.

— Mais le Docteur est une exception, madame Printemps. Il est le seul homme aussi aveugle qu’intelligent, et il n’y a personne de plus aveugle dans cet Univers, alors... faites-lui confiance, je vous en prie.

— Je ne suis pas encore convaincue. Docteur ! criai-je à pleins poumons. Vous m’avez signifié être le détenteur d’une machine à voyager dans l’Espace et le Temps alors... exaucez le souhait d’une mourante et montrez-moi la seule chose que je désire voir. Faites-le, et je sauverai le monde.

Le Docteur réfléchit quelques secondes, sans cesser d’observer la statue me représentant, et leva son tournevis en direction du plafond. Une représentation numérique de nos personnes apparut en image devant nous, à la manière d’un bouclier, et le ronronnement d’un moteur enveloppa mes oreilles. La forme d’une vulgaire cabine de police bleue se matérialisa à rebours autour de nos corps, puis il ne fallut que quelques instants pour nous trouver à l’intérieur d’une gigantesque pièce. Émerveillée ou décontenancée, je ne parvenais pas vraiment à faire la différence. Le Docteur déclara :

— C’est plus grand à l’intérieur, je sais, pas la peine d’en discuter. Nous n’avons pas beaucoup de temps, et je prends un gros risque en partant ici, le TARDIS ne va vraiment pas aimer ça, nous sommes en plein paradoxe temporel et nous allons l’intensifier. Nous n’avons le droit qu’à un essai, sans compter l’Ange qui ne sera pas éternellement berné par l’hologramme que le tournevis sonique a créé. C’est parti !

 

Le moteur vrombit avec plus de force que la plus belle des voitures qu’il m’eut été donné de voir dans toute ma vie. Les lumières clignotèrent avec intensité, jusqu’à l’arrêt total du moteur. Le Docteur prit ma main et m’emmena face à la porte. Lorsque je l’ouvris, je pus voir, du haut de la tribune d’honneur, une représentation de Léocadia. Seule face au public, cette Yvonne Printemps qui était encore dans la force de l’âge chanta à plein poumons :

Les chemins qui montent à la mer ont gardé de notre passage

Des fleurs effeuillées et l’écho, sous leurs arbres, de notre rire clair.

Hélas ! Les jours de bonheur radieux, de joies envolées,

Je vais sans en trouver trace dans mon coeur.

— Pierre... Ô Pierre, mon amour de toujours... tu me manques tellement... je n’avais pas réalisé jusqu’à présent...

Une larme perla sur ma joue et parcourut le tracé incertain de mes rides.

— Docteur... je suis prête. Ramenez-moi.

Celui-ci obtempéra et le TARDIS réapparut au centre de la galerie. La porte s’ouvrit. Traversant les Anges, poings serrés, je gravis les marches de l’escalier de la collection Grévin et fit face à mon portrait, déclarant d’une voix frêle :

— Docteur, je suis enfin résolue. J’ai trouvé la paix intérieure grâce à vous et à vos étranges appareils, mais qu’importe, seul le résultat compte. Rose ! On vous pardonne d’avoir l’air riche, mais pas d’avoir l’air heureux. L’argent apporté par ma carrière n’est rien sans l’homme avec qui le partager. Restez accroché à votre homme, car au pays des aveugles, les borgnes sont rois.

— Ne faites pas ça, Yvonne !! cria Rose, pleurant abondamment, mais je vis le Docteur la retenir par le bras, l’air sévère.

Ils se retournèrent, me laissant seule face à mon destin. J’en fis de même. Je n’eus que le temps d’esquisser un sourire, avant que la morsure de l’Ange ne me pourfende, emportant la créature – toutes les créatures – dans mon dernier souffle. Je n’entendis que le moteur du TARDIS s’enclencher et partir pour toujours.

 

— Pierre, mon amour, attends-moi... je viens te rejoindre.

 

Merci, Docteur. Merci infiniment d’avoir offert la liberté à mon âme noircie par la cruauté du monde réel.

 

Merci.

 

Yvonne Printemps : 25 juillet 1894 – 18 janvier 1977.

 

Ou en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/Les-anges-de-cire-alexandr...

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