Le dernier chant d’Yvonne par Ruwan Aerts

Le soleil venait de se coucher. Les rues en ruines restaient silencieuses. Quentin Ledoux savourait cet instant de répit. Pourtant, il redoutait aussi ce moment. Peut-être parce que c’était là que ces choses sortaient. Les étoiles auraient dû être visibles, mais le ciel s’était paré d’épais nuages. Il faisait lourd, la chaleur était pesante. Quentin savait qu’ils avaient un avantage certain dans l’obscurité, alors sans la clarté de la lune, la situation pouvait empirer. Heureusement, quelques lueurs nocturnes filtraient entre les contours de certains cumulonimbus. Elles se projetaient sur ce qui fut autrefois la ville de Neuilly. Ces paysages rappelaient ceux de la Seconde Guerre, mais Quentin savait bien que cet été 1995 prenait place au cœur d’un tout autre conflit. Peut-être celui de l’homme face à ses créations, à ses démons ou à lui-même. Peut-être s’agissait-il de la dernière bataille qui sonnerait le glas de l’humanité. L’apocalypse importait peu au grand quarantenaire blasé. Son mariage n’avait pas tenu, son métier dans la police l’avait usé et il collectionnait les dettes … Plus rien ne pouvait l’affecter. Il tira une dernière bouffée sur sa cigarette avant de la jeter. D’un geste lent, il ébouriffa sa chevelure pleine d’épis. Un sourire nerveux crispa son visage buriné. Il balaya du regard le cimetière que lui et ses anciens collègues venaient de mettre à sac. Des chercheurs alliés à l’O.M.S. voulaient des cadavres exploitables. C’était une chance d’être tombé sur le corps embaumé de cette femme, assez bien conservé d’ailleurs pour un macchabée de 1977. Quentin se demandait si ce traitement appliqué à la défunte relevait de la famille ou du dernier caprice d’une diva. D’après les dires du docteur Dostovalov, cette Yvonne Wigniolle était autrefois une chanteuse lyrique célèbre. L’inspecteur jeta un dernier regard sur la sépulture de la star. Il se demandait si cette dame allait jouer un rôle dans l’éradication du virus. Les premières gouttes de pluie tombèrent, fines et fraîches. Il se dirigea dans la rue, hors du cimetière, où le convoi attendait.

 

Quentin fit quelques mètres avant de rejoindre le 4x4 où discutaient ses trois collègues. Enfin, ex-collègues. Car en l’état actuel des choses, ils ne travaillaient plus. Lorsque le virus avait plongé l’Europe – et sans doute le reste du monde – dans le chaos le plus total, ces hommes étaient restés ses seuls amis. Les seuls encore vivants et pas infectés. Dès lors, ils étaient en quelque sorte devenus ses compagnons d’infortune. Il les salua avant de rejoindre un grand camion garé devant un véhicule blindé léger de l’armée. Il fit un signe de la main aux quatre militaires postés là. La remorque du poids lourd ressemblait à un vaste mobile home. D’énormes plaques de tôle d’acier y étaient fixées de part et d’autre. Les fenêtres étaient blindées. Quentin pénétra dans ce laboratoire ambulant. Il salua les deux hommes en blouse blanche avant de rejoindre un individu au crâne dégarni, à l’âge avancé. Il se tenait devant une multitude de moniteurs, jouant avec sa barbe blanche. Il ôta ses petites lunettes rondes pour masser ses yeux du pouce et de l’index.

— Quentin, vous voici ! s’exclama-t-il. Merci encore pour votre aide. Je pense que je vais me mettre au travail sans perdre de temps et voir comment le virus évolue sur des restes humains bien conservés. J’ai eu mes employeurs par radio, ils sont impatients d’avoir mes premiers rapports.

— Docteur Dostovalov, je comprends. Mais il nous faudrait d’abord quitter cet endroit maintenant qu’on a le cadavre. Il fait nuit, il ne faut pas traîner ici.

— Oh bien sûr, répondit Andreï Dostovalov. Moi et mes hommes pouvons commencer nos travaux pendant le trajet.

— J’espère que vous savez ce que vous faites, Docteur.

— Quentin, mes travaux sont importants : comprendre comment le virus agit me permettra peut-être de trouver ses faiblesses, voire de créer un antiviral.

— Je ne sais pas si sauver ce monde est une sage décision, lâcha le policier.

 

Dehors, des coups de feu retentirent. Quentin exhorta le docteur Dostovalov et ses laborantins à ne pas quitter le camion. Il dégaina son pistolet semi-automatique. L’inspecteur vérifia les balles au phosphore dans son chargeur. Puis il sortit.

 

Dehors, il se hâta vers le tout-terrain et ses anciens collègues. Un crachin, frais et à peine perceptible, le sortit de sa torpeur. Un de ses acolytes visait la toiture d’une maison dans la rue. Le calme semblait être revenu mais tout le monde se tenait sur le qui-vive. Le halo du spot sur le toit du véhicule militaire éclairait une façade pleine de trous, de fenêtres brisées. Quentin en profita pour saisir un étrange fusil dans le coffre du 4x4. Fabriqué dans des matériaux légers, l’objet avait un canon long et épais. Le policier enfila un sac en bandoulière rempli de projectiles insolites. À peine eut-il le temps de se retourner qu’il remarqua trois étranges silhouettes escalader les murs des maisons. Elles se mouvaient avec aisance, comme des insectes rampants. Leurs corps décharnés et disloqués rendaient leur aspect effrayant. Un collègue de l’inspecteur ouvrit le feu avec un fusil d’assaut. Une des créatures chuta. Quentin se rapprocha. Derrière lui, les courtes salves retentissaient. Les deux autres monstres perchés poussaient des cris inhumains. Le virus avait été découvert dans les années 80 en Afrique. Depuis quatre ans, l’Europe avait succombé à l’épidémie. L’inspecteur ne s’était toujours pas habitué à ces êtres carnassiers autrefois humains ; ces « goules », comme on les avait surnommées. Impassible, toujours sur ses gardes, Quentin finit par arriver à proximité du cadavre chétif, près d’une grande fenêtre. Il tenta de voir à travers, mais il ne distingua rien. Il se retourna et vit qu’un de ses amis le couvrait. Juste au cas où. Il braqua alors son fusil si singulier sur l’infecté inerte. Goules, zombies, vampires… Peu importait en quoi ce virus transformait les gens, ces choses étaient en train de nous supplanter. Quentin y pensait en regardant les blessures de la créature. Les balles au phosphore avaient fait effet. Les plaies fumaient. Ce monstre semblait brûler de l’intérieur. Il ne se relèverait plus. Rassuré, l’inspecteur recula. Il mit un certain temps à percevoir un brouhaha qui s’amplifiait encore et encore. Il crut d’abord que les deux goules restantes redescendaient, mais ses compagnons ne tiraient plus. Le policier avait baissé son arme. Il comprit vite son erreur. De l’obscurité abyssale de la fenêtre en face, un autre infecté surgit dans une explosion de verre brisé. Quentin eut l’impression que le temps défilait au ralenti. La créature paraissait flotter dans les airs. Les réflexes intacts de l’inspecteur le firent presser la gâchette. Un pieu affuté fendit l’air et transperça l’épaule droite de son assaillant. Ce dernier tituba, esquissa quelques pas en arrière. Quentin profita de ce laps de temps pour charger un nouveau pieu. Il en effleura la pointe argentée et réarma le fusil. La goule leva ses bras rachitiques et exhiba une mâchoire distendue remplie de dents acérées. Le policier tira une seconde fois, en plein cœur. L’infecté rejeta son crâne chauve en arrière, ses yeux jaunes luminescents s’écarquillèrent. Toute sa bestialité fut comme foudroyée. Quentin put alors percevoir un reste d’humanité ressurgir dans son visage livide. Son dernier cri de fureur se mua en un gémissement d’agonie. Il s’écroula sur le sol. Le flic cligna des yeux et reprit son souffle. Il constata que le brouhaha n’avait toujours pas disparu. Des hurlements abjects mêlés à un fracas grandissant parvenaient par-delà la fenêtre brisée. D’autres goules affamées accouraient. Elles devaient être en grand nombre. Quentin savait qu’il n’avait pas assez de balles phosphorescentes ou de pieux à pointe d’argent pour leur tenir tête. Il lui fallait revenir vers le convoi. Il s’empressa de rejoindre le tout-terrain et ses collègues. Tout le monde regagnait les véhicules. Celui des militaires se posta près des maisons. La mitrailleuse lourde située sur son toit ne tirait pas de munitions au phosphore. Mais le calibre des balles ferait pas mal de dégâts sur ces monstres, même s’ils finiraient par se relever et guérir de leurs blessures. Quentin se précipita ensuite vers le camion. Au même moment, une nuée de ces êtres hâves commença à déferler dans la rue. Le convoi se mit en route et démarra en trombe.

 

Une fois dans le semi-remorque, l’inspecteur Ledoux rejoignit Andreï près d’un large caisson transparent contenant la dépouille d’Yvonne Wigniolle. Le docteur Dostovalov était déjà absorbé par son travail. Il rajusta ses lunettes et adressa un signe de tête à ses pairs. Les deux laborantins s’attelaient à diverses tâches autour d’une centrifugeuse, d’un ordinateur et de plusieurs tubes à essai. À l’extérieur, le bruit de la mitrailleuse du blindé déchirait le silence de la nuit. Toujours armé, Quentin se dirigea vers l’arrière du laboratoire. Il s’engouffra par une trappe menant sur le toit du poids lourd. Dehors, la pluie s’était intensifiée. Sa fraîcheur avait quelque chose d’apaisant. Le policier éreinté s’accroupit, puis progressa avec prudence. La vitesse du poids lourd était raisonnable, pour ne pas dire assez lente. Ledoux saisit son fusil à pieu avant de se faufiler entre les panneaux solaires et les générateurs. Au bout, Quentin fut témoin du combat que livrait le véhicule de l’armée. Le soldat derrière l’arme lourde de l’engin arrosait les goules sans relâche. Elles couraient, bondissaient sur le capot ou les portières. L’inspecteur épaula son arme et tira quelques pieux lorsqu’il était sûr de pouvoir atteindre le cœur. Les créatures cachectiques se mouvaient tels des pantins enragés et quasiment immortels. Elles tombaient sous les balles et se relevaient aussitôt, à moins d’être trop mutilées. Mais aucune d’elle ne mourait. Étaient-ce vraiment des sortes de vampire ? Se pouvait-il que cette épidémie ne soit pas scientifiquement explicable, qu’un mal inconnu soit à l’œuvre ? Malgré sa désinvolture, Quentin était effrayé. L’odeur fétide de ces choses, leur peau déchirée, leurs tissus nécrosés ou encore leurs cris atroces, c’était surnaturel. Pire encore : on ne pouvait les détruire qu’avec certains composés chimiques comme le phosphore, les ultra-violets, ou en leur transperçant le cœur avec de l’argent ! Même le feu n’en venait pas toujours à bout, le policier en avait déjà vu survivre à de graves brûlures. Quentin tremblait. La fatigue se faisait ressentir. L’eau de pluie ruisselait dans sa barbe et sur ses joues creuses. Ses yeux ridés et cernés peinaient à viser correctement les infectés. Il supportait mal ce fardeau si spécial, celui d’être l’un des derniers de son espèce.

 

Au bout de quelques minutes, le troupeau de goules cessa ses assauts répétés. Le convoi atteignit le péage menant à l’autoroute. Les lieux étaient en proie aux flammes. Mieux valait ne pas s’attarder sur le site. Le blindé léger passa en tête et défonça une barrière déjà bien abîmée. Les survivants quittèrent les environs de Paris. Ils prirent une bonne allure de croisière et s’engouffrèrent dans un imbroglio de tôles froissées, de carcasses et de débris. Les odeurs du feu, du sang, de l’humidité et de la terre se mêlaient dans l’air. Au moins, la route semblait déserte. Quentin resta un moment sur le toit. Il tira une cigarette d’un paquet humide pour la porter à la commissure de ses lèvres. Après l’avoir allumée, il savoura la première bouffée puis s’allongea sur le dos. Il fixait le ciel pluvieux et plissait les yeux sous l’impact des gouttes d’eau.

 

Le reste de la nuit se passa sans encombre. L’aube était proche. Le convoi continuait son périple sur une autoroute chaotique. Les militaires s’éloignèrent sur deux bons kilomètres, afin de sécuriser la route en amont. Andreï Dostovalov s’affairait autour du caisson transparent stérilisé d’Yvonne Wigniolle. Les deux chercheurs avec lui prenaient des notes. Quentin ignorait ce petit monde, il ne quittait pas des yeux le cadavre sous le verre. La diva d’autrefois ressemblait plus ou moins à une momie. Andreï lui avait même mis une sorte d’ensemble de bandelettes qui couvrait sa poitrine et son bassin.

— Elle est bien conservée, n’est-ce pas ? fit le docteur. L’embaumement est bien réalisé. Je lui ai inoculé des cellules contaminées, il y a quelques heures. Nous savons que le virus « transforme » les vivants par le sang et la salive. Je suis certain qu’il peut aussi ramener des tissus à la vie. J’ai déjà vu des morts se relever, croyez-moi.

— Personne ne remet ça en cause. Que voulez-vous prouver ?

— Le virus doit être très évolué. On ne connait pas son origine exacte. Lorsqu’il est apparu en Afrique dans les années 80, on l’a sous-estimé. Alors maintenant, je veux être un des premiers à l’observer sur un cadavre. Ainsi, on pourra peut-être le contrer.

— Vous pensez ?

— Je veux d’abord voir comment un sujet infecté après son décès pourrait réagir à des stimuli de sa vie passée, par exemple. Ce pourrait être un point de départ. Cette femme, Yvonne Printemps, était une star en son temps, une très belle femme. Mes parents écoutaient parfois ses disques. J’avais six ans en 1934. Elle m’a fasciné. Jeune homme, j’étais amoureux d’elle. Je n’ai jamais eu la chance de la rencontrer… jusqu’à aujourd’hui.

— Eh bien Andreï, vous nous avez fait profaner sa tombe pour réaliser des expériences sur son cadavre ! On peut dire que vous êtes un fan à part ! Le genre un peu dérangé… ironisa Quentin.

Le docteur Dostovalov esquissa un sourire en secouant la tête. L’inspecteur Ledoux restait silencieux, mais les intentions folles d’Andreï l’intriguaient au plus haut point. Il avait donc menti sur son âge. Il dévisagea le chercheur. Sans prévenir, ce dernier alluma le lecteur cassette d’un vieux poste et la voix d’Yvonne Printemps emplit le laboratoire grâce à des enceintes disséminées partout, jusque dans le caisson avec le cadavre.

Je Chante La Nuit, magnifique !

Quentin prêta l’oreille. Son regard ne pouvait se détacher de la défunte. Au début, il ne vit pas grand-chose, mais très vite, il resta bouche bée. Ce qui arrivait défiait la Science elle-même. Les effets du virus dépassaient tout ce que l’on pouvait imaginer. C’était à la fois terrible et éblouissant. Au fil des paroles, d’inquiétants phénomènes se produisirent sur la peau. De l’activité apparut sur les moniteurs reliés au torse d’Yvonne, sur le scanner et dans ses tissus musculaires. C’était irréel. Tout s’amplifia de plus belle lors du refrain.

« Je chante la nuit

Berçant mon ennui

Calmant ma douleur,

Enivrant mon cœur

D’une sérénade

Souviens-toi des soirs

Des soirs pleins d’espoirs,

De nos rendez-vous,

De nos baisers fous,

De nos promenades… »

Le cadavre d’Yvonne reprenait vie peu à peu. Ses bras comme ses jambes étaient pris de soubresauts très légers. Une matière noire visqueuse s’immisçait dans son corps décomposé, suintant de ses propres os. Elle ondulait, vibrait au rythme de la chanson. Une chevelure filandreuse et grisonnante repoussait sur son crâne. La star renaissait au son de sa propre voix !

 

Au même moment, à l’intérieur du tout-terrain, les trois collègues de Quentin restaient interdits. Cette nuit avait été éreintante, l’aube à l’horizon apporterait un peu de répit. Les mains crispées sur le volant, le conducteur entreprit de briser le silence.

— Vous pensez que Dostovalov nous mène en bateau ?

— Impossible que ce gars travaille pour l’O.M.S. mais au final, qu’est-ce que ça peut bien faire après tout ? répondit l’un des deux installés à l’arrière. Il nous a aidés ces derniers mois, il nous a appris à manier ces armes spéciales contre les goules. Si on n’avait pas croisé son chemin, on serait sûrement morts.

— Peut-être, fit l’autre. Quentin refuse de l’admettre mais on ne sait pas d’où vient vraiment ce type. Il devait bosser pour les empires de la recherche biologique. Tout comme les enfoirés responsables de ce merdier depuis 1982. On aurait pu contenir ça en Afrique, mais les gouvernements n’ont rien fait, comme d’habitude. On a le monde qu’on mérite, hein !

— C’est pas entièrement faux, reprit le conducteur, mais…

— Attention !

L’homme au volant ne vit que trop tard l’énorme bus qui fonçait sur eux. Il roulait à tombeau ouvert sur la voie opposée et venait d’éventrer la bretelle de sécurité du milieu. La dernière vision des occupants du 4x4 fut sans doute cette goule à la gueule carnassière portant les lambeaux d’un costume de chauffeur. La collision fut violente. Dans une mêlée de verre et de débris, les deux carrosseries furent malmenées par les lois de la physique. Le bus projeta le tout-terrain sur une pente près d’une aire d’autoroute. Après plusieurs tonneaux, la carcasse méconnaissable du 4x4 termina sa course folle dans la vitrine d’une station-service. Dans la foulée, le bus rempli d’infectés s’était écrasé dans un fast-food situé juste à côté.

 

Très vite, le chaos et ses airs d’apocalypse envahirent les environs. La pluie avait cessé, le soleil allait se lever. Certains rayons s’apprêtaient à transpercer les derniers nuages à l’horizon. Les goules s’échappèrent en groupes épars de l’épave du bus. Quand Andreï, Quentin et les deux laborantins se réfugièrent sur le toit de la remorque, chacun était armé et prêt à défendre sa vie. Il allait falloir tenir jusqu’au lever du soleil pour survivre. Ils contemplèrent la meute d’infectés se diriger vers eux depuis l’aire d’autoroute. Dostovalov se tourna vers l’inspecteur impassible.

— Vous avez assez de munitions au phosphore et de grenades à ultra-violets. Comme le virus ne supporte pas le soleil et qu’il n’y a pas de nid souterrain aux alentours, ils sont condamnés ! J’ai laissé tourner les enregistreurs et les capteurs sont opérationnels. Vous aurez assez de données sur Yvonne en temps réel sur les moniteurs. Si elle meurt, récupérez la puce sur ses restes. Ces résultats sont capitaux, souvenez-vous-en, Quentin !

Sans ajouter un mot, le docteur Dostovalov descendit par la trappe et quitta le laboratoire pour se diriger, un fusil d’assaut à la main, vers les goules en contrebas. Quentin et les deux chercheurs d’Andreï tentèrent de le rappeler, rien n’y fit. Il ouvrit le feu sur la première vague de créatures. Alors que les trois hommes restant sur le toit s’apprêtaient à couvrir le docteur, le semi-remorque se mit à bouger. Il y avait un raffut considérable sous leurs pieds. Le policier et les deux chercheurs échangèrent des regards inquiets. Ils comprirent assez vite lorsqu’une fenêtre vola en éclat.

— Yvonne ! Il l’a libérée, murmura Quentin.

Le corps embaumé et infecté d’Yvonne Printemps s’élança avec vélocité. Elle ressemblait toujours à une momie à la peau noirâtre plutôt qu’à une goule classique. Il n’y avait rien dans ses orbites mais une présence bestiale émanait d’elle. Pourtant, sa silhouette déliée et ses cheveux filandreux dégageaient un peu de grâce et de féminité.

 

Une lutte acharnée débuta alors que le soleil grimpait à l’horizon. Andreï et sa créature massacraient les monstres qui s’approchaient de trop près. Yvonne ripostait à main nue avec adresse et violence. Certaines goules brûlaient déjà au contact des premiers rayons solaires. Quentin et les autres descendirent pour leur venir en aide. Ils prirent soin de rester en retrait pour ne pas se faire encercler. Le combat continua encore un bon moment mais les infectés étaient toujours nombreux. La rage d’Yvonne s’amplifiait. Soudain, son comportement changea, elle s’arrêta un instant avant de courir vers le toit de la station-service. L’endroit était ombragé mais le soleil gagnait du terrain. Quand Andreï s’en aperçut, il partit la rejoindre sans porter la moindre attention à ses agresseurs enragés. L’ancienne diva ouvrit les bras et des sons sortirent d’entre ses mâchoires. Beaucoup de goules brûlaient sur le sol, mais celles toujours dans l’ombre ressentirent une souffrance atroce. Du sang noirâtre s’écoulait par leurs oreilles et leur gueule. Les convulsions les faisaient se tordre de douleur au fil des notes de l’étrange chant d’Yvonne. Les survivants baissèrent leur arme, sauf Andreï qui escaladait des débris pour accéder au toit de la station-service. Les vocalises de la star n’avaient rien à voir avec ce qu’elle chantait de son vivant. Pourtant, ce n’était pas non plus insoutenable. Sauf pour les goules qui se tortillaient encore sur le sol. Peu après, la tête de tous ces infectés se désintégra. À tour de rôle ou en même temps, elles explosaient, projetant sang, fragments d’os et morceaux de cerveau. Les trois survivants portèrent la main à leur bouche, tant l’odeur de chair putréfiée et celle de l’hémoglobine se mêlaient atrocement. Sur le toit, le docteur Dostovalov approcha sa création. Il imaginait sans doute avoir une quelconque emprise sur elle. Il voulait aussi la protéger du soleil qui gagnait du terrain. Mais la rage d’Yvonne Printemps était plus profonde que le vide dans ses orbites. Elle se jeta sur lui et frappa son crâne à plusieurs reprises sur le sol jusqu’à ce qu’il s’ouvre par l’arrière. La créature ne pouvait lui pardonner ce qu’il avait fait d’elle. Le sang et le liquide cérébral d’Andreï ruisselaient sur le béton. La diva lutta intérieurement contre le virus en elle, avec une force hors du commun. Elle voulait en finir. Elle fit quelques pas salvateurs vers les rayons chaleureux d’un matin estival.

 

Yvonne Wigniolle mourut une seconde fois, elle se consuma sous les yeux ébahis de Quentin. Il vit les morceaux de la peau de cette femme incandescente s’envoler comme des feuilles mortes. Elle tomba à genou, inerte. Ses restes ne furent bientôt plus qu’une silhouette de cendres. Le dernier chant d’Yvonne venait de sauver trois vies. Quentin repensa à la puce à récupérer et aux données enregistrées dans le laboratoire ambulant. Il sourit. Les travaux d’Andreï et l’étude des sons émis par son idole ressuscitée pourraient s’avérer utiles pour la survie de l’humanité. L’inspecteur alluma une cigarette. Il s’assit sur le capot d’une voiture abandonnée et contempla le soleil s’élever au-dessus de l’aire d’autoroute déserte et dévastée. Une belle journée commençait. 

 

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