Le chevalier noir (Batman)

Réalisateur: 

Court retour en arrière...


C’est en 1989 que Tim Burton ouvre le premier chapitre des aventures cinématographiques de Batman. Certes, en plein coeur des swinging sixties, un « Batman : The Movie », inspiré de la série télé ultra-parodique, avait occupé les écrans durant quelques semaines. Mais entre les cabrioles à peine chorégraphiées d’Adam West et les premières images d’une Gotham City noyée dans l’ombre et les fumées toxiques façon Anton Furst (1) bien des cases de BD avaient coulé sous les ponts. En pleine redéfinition de ses codes, le comics américain avait vécu les relectures de Frank Miller, Alan Moore et autre Bill Sienkiewicz. Les BD n’étaient plus seulement des divertissements pour enfants mais se permettaient d’aborder des thèmes matures à travers la remise en question de figures mythiques. Batman Year One, The Killing Joke ou encore Sin City durcissaient peu à peu le ton.

Les spectateurs qui s’attendaient à voir débarquer les « Pow », « Wham » et autre « Wouzie » hérités d’une vision colorée du justicier-milliardaire en furent pour leurs frais. Avec Michael Keaton dans le rôle torturé d’un vigilant traumatisé par le meurtre de ses parents et un Jack Nicholson en pleine possession de ses moyens derrière le sourire torve du Joker, les indicateurs viraient au noir. Ce qui n’empêcha pas le film de devenir un véritable phénomène, porté par une vague de merchandising sans précédent... finalement peu en accord avec la vision plutôt pessimiste du personnage voulue par Burton.


Une vision sur laquelle l’auteur de Edouard aux Mains d’Argent repasse une couche dans Batman Returns, un véritable festival de monstres, une parade de freaks schizophrènes où Batman prend réellement une place secondaire. Fasciné, comme toujours, par les marginaux et les laissés pour compte monstrueux, Burton s’attarde bien davantage sur le Pingouin ou Catwoman que sur le héros à cape noire. La caisse enregistreuse tinte à nouveau... Mais les producteurs rêvent de transformer le justicier en véritable machine à sous... pour le grand public. Il faut que ça pulse, que Batman reprenne la place au panthéon des super-héros... Et surtout que les jouets glissés dans la hotte du Père Noël ressemblent aux personnages qui se démènent sur le grand écran.


Exit donc Burton et ses freaks. Bonjour Joel Schumacher et sa relecture disco-kitch gonflée à l’hélium. Avec Batman Forever, la formule prend des allures de gros divertissement coloré, avec un Tommy Lee Jones plus cabot que jamais dans le rôle de Double-Face... secondé par un Jim Carrey en roue libre dans le collant vert pomme du Sphinx. Sous le masque de Batman, Val Kilmer fait ce qu’il peut alors que le potentiomètre sonore grimpe dans les décibels. Le public suit... Même si l’introduction de Robin dans un soupe déjà fort chargée flirte avec l’indigestion cinématographique. La catastrophe survient lors de l’opus suivant... Batman et Robin, avec George Clooney dans le rôle de Wayne, l’adjonction de Batgirl, de Poison Ivy et de Mr Freeze entre clairement dans la catégorie du foutage de gueule intégral. Schumacher filme un tiers du métrage et laisse la seconde équipe et les cascadeurs remplir les vides, les références disco-homo sont tellement subtiles qu’elle feraient grincer des dents l’entièreté de la communauté gay et le scénario est aux abonnés absents. Nous sommes en 1997 et la franchise Batman est clairement sur le flanc, descendue en plein vol par une overdose de couleurs flashy et une surenchère irréfléchie de personnages.


Flash forward vers le 21e siècle et la réussite éclatante d’une autre boîte à comics bien connue : la Marvel. Alors que DC Comics, entre les mains de la Warner, tenait le haut du pavé dans l’univers particulier des adaptations cinématographiques de leurs personnages fétiches – la première réussite dans le genre, c’est évidemment le Superman de Richard Donner – les hommes de Stan Lee vont profiter des errances de la franchise Batman. Les techniques d’effets spéciaux permettent enfin de mettre en scène des délires en cases de son écurie et la Marvel ne va pas s’en priver. Le projet Spiderman prend son envol de belle manière... Rapidement suivi par une série d’autres héros, avec plus ou moins de réussite mais une évidente sincérité dans le propos.

DC va-t-il rester sur le carreau ? Les rumeurs vont bon train, Tim Burton approche même le projet Superman, avec Nicolas Cage dans le rôle de Clark Kent... avant de quitter le bateau pour des raisons économiques autant qu’artistiques.

Finalement, à la surprise générale, ou presque, c’est le justicier de Gotham qui pousse le premier ses oreilles de chauve-souris hors des starting blocks. Mais dès les premières informations : casting, choix du metteur en scène, photos une évidence s’impose. Ce Batman-là n’a plus rien à voir avec celui de Schumacher. Ni même avec celui de Tim Burton. Et personne ne sait encore à quel point ! Avec Christopher Nolan aux commandes, on soupçonne bien sûr que l’ambiance ne sera pas aux moules burnes multicolores. Le choix de Christian Bale pour porter le masque aux grandes oreilles confirme l’idée qui se cache derrière cette véritable réinvention du personnage : du réalisme, un éclairage résolument sombre et une histoire qui remonte aux origines du justicier sans super-pouvoirs. Contrairement à Burton ou Schumacher, pas question donc de donner le premier rôle à un bad guy et d’en faire la pierre angulaire du scénario. Nolan s’intéresse surtout au « pourquoi du comment », aux racines profondes de cette soif de justice qui pousse un milliardaire sur la pente savonneuse d’un comportement quasi psychopathe. Il cherche aussi à expliquer, de façon quasi rationnelle et documentaire, l’origine des gadgets et des techniques qui offrent à Bruce Wayne la possibilité de ne muer en ombre nocturne opposée au crime organisé.


La formule prend. Même si certains reprocheront au film le surdécoupage de ses scènes d’action ou la relative lenteur du scénario, Batman retrouve sa place au panthéon des héros cinématographique... Et déclenche même une sorte de « mode », celle du « reboot », la « réinvention » d’un personnage que l’on croyait perdu dans les méandres d’un formatage. James Bond en bénéficiera dans Casino Royale, Hulk également dans une moindre mesure... et quelques autres encore à venir.

Autre grief, paradoxalement attaché à ce Batman Begins, la faiblesse de ces « mauvais ». Ou du moins, le développement un peu sommaire de leur histoire dans la seconde partie du métrage. Par contre, lorsque l’un des derniers plans du film annonce l’arrivée, évidente, du Joker dans la partie, les esprits commencèrent à nouveau à s’échauffer.

Enter the Joker



Ainsi donc, le Joker, trop étroitement lié à Batman dans la version de Burton, allait retrouver une place de choix comme nemesis ultime dans une saga en pleine reconstruction. Mais sous quelle forme ? Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Dès les premiers tours de manivelles, les spéculations allaient bon train. Le choix de Heath Ledger pour endosser le costume du psychopathe au sourire fourbe eu rapidement l’heur de plaire aux fans. Certes, c’était un choix surprenant... Mais après sa prestation dans Brokeback Mountain, les portes de la gloire étaient grandes ouvertes pour ce talentueux représentant d’une génération qui allie belle gueule, finesse de jeu et courage dans ses choix artistiques. Ensuite, les premières interviews finirent de galvaniser les troupes. Plus sombres, plus réaliste, plus complexe, plus mature encore que Batman Begins, ce chevalier noir filait droit vers le coeur de la cible. Soit. Mais encore fallait-il que le produit fini réponde à cette attente démesurée... Lorsque le générique de fin déboule après 2h30 d’une qualité jamais prise en défaut, le verdict s’impose. Le Chevalier Noir place la barre très haut pour celui qui voudra lui ravir sa couronne de comic film en pleine maturité.

Le coeur du récit

Christopher Nolan l’a lui même déclaré. Avec Le Chevalier Noir, il a pu, sans s’embarrasser d’inutiles expositions, entrer dès les premières minutes au coeur même de son histoire. Avec la minutie d’un orfèvre, il nous livre une scène de hold-up qui vire rapidement au chaos organisé... pour mieux nous faire découvrir son évident instigateur : le Joker ! Ici pas d’explication fumeuse, pas de lien rapporté, pas de justification à posteriori d’un comportement déviant. Le Joker EST le chaos et le restera durant toute la durée du métrage. Tuant avec autant de facilité qu’il met le feu à un bûcher où s’empilent des millions de dollars, poussant les personnages les plus honnêtes sur la pente de la folie meurtrière, plongeant vers sa propre mort le sourire aux lèvres, le Joker imaginé par Christopher Nolan et son frère scénariste de ce second opus est un véritable concentré de malignité. Un vrai gredin sans foi, ni loi qui ne cherche qu’une seule chose : danser sur les cendres fumantes d’une Gotham City livrée aux malandrins... et à la population poussée à sacrifier ses propres idoles.

En effet, si le premier film nous dépeignait avec justesse la montée en puissance d’un justicier que tout le monde attendait comme le messie, ce Chevalier Noir s’emploie avec tout autant de subtilité à nous détailler les limites du comportement psychotique de Batman. Que cela soit à travers la naissance, en ville, de « copieurs » costumés en chauve-souris pour traquer eux même le crime, par la mise en lumière – c’est le cas de le dire – d’Harvey Dent ou par la critique à peine déguisé des moyens pour le moins expéditifs employés par le justicier pour combattre le crime, Christopher Nolan nous indique clairement qu’il n’est pas dupe. Batman a beau être un « héros » aux yeux de certains, son attitude pose question. Et dans cette logique infaillible, le discours final du commissaire Gordon – interprété avec brio par Gary Oldman – résonne de bien étrange manière. Batman n’aura été un héros que durant un très court laps de temps... Et le voici obligé de porter les déviances de Gotham sur ses épaules, créature de la nuit dont les exactions sont estampillées « hors-la-loi ». S’il fallait oser un parallèle un rien loufdingue, on pourrait rapprocher ce Chevalier Noir des polars sombres des années soixante-dix, lorsque les anti-héros défilaient sur les écrans dans les ruines d’une Amérique désenchantée après la guerre du Vietnam. L’attitude de Batman n’est pas loin d’un celle d’un Harry Callahan.

En marge d’une loi qui peine à trouver ses repères alors que la pègre tient les rennes du pouvoirs et qu’un élément totalement incontrôlable (le Joker a tout d’un terroriste, dont la « religion » serait le chaos...) parasite les frontières de l’acceptable, Bruce Wayne enfile son costume, comme Harry dégainait son Magnum 357, et prend les choses en main. Que ce Chevalier Noir atteigne un tel mimétisme avec son cousin en costume trois pièces alors que le 11 septembre a redéfini les rapports de force entre l’Amérique et le reste du monde n’est évidemment pas un hasard.

De ces années soixante-dix, Nolan garde aussi un « réalisme » défendu dans le moindre de ses partis pris esthétiques et cinématographiques. Plus proche encore d’un New York seventies que dans Batman Begins, Gotham n’a plus rien à voir avec la création stylisée de Anton Furst du film de Tim Burton. C’est à peine si la technologie et les retouches digitales viennent renforcer la majesté toute en verticalité des rues de Chicago, théâtre de la plupart des scènes extérieures. De la même manière, la caméra prend ses aises, ose les plans larges et le montage oublie soudain sa vilaine tendance au surdécoupage dès que l’action s’accélère quelque peu. De toute évidence plus à l’aise avec « son » blockbuster, Nolan rend hommage à quelques-uns de ses aînés, comme William Friedkin et son French Connection qui résonne dans la scène de poursuite sous un bretelle d’autoroute interminable.

Mais il ne faudrait pas non plus oublier ce qui est au coeur même de ce Chevalier Noir, au delà des choix de mise en scène, de scénario, de rythme ou d’enjeu : les acteurs. Déjà particulièrement bien servi par le casting de Batman Begins, Nolan récidive ici avec un panel d’une richesse et d’une qualité à nul autre pareil. Christian Bale, Aaron Eckhart, Michael Caine, Maggie Gyllenhaal, Morgan Freeman... Et les déjà nommés Gary Oldman et Heath Ledger. Avec ce genre d’ensemble, le risque de tomber dans le film chorale sans saveur... ou encore de sacrifier l’un ou l’autre personnage sur l’autel de l’efficacité du propos est grand. Et non. Nolan jongle, compile, équilibre et joue avec les pièces de son échiquier, en pleine possession de ses moyens.

Que tous ces éléments se cristallisent dans le contexte habituellement si rigide d’un film de studio, produit qui plus est sur base d’une franchise qui a connu des évolution diverses et pas toujours heureuses depuis sa première aventure en mai 1939 est un véritable tour de force qui mérite tout simplement l’appellation de chef-d’oeuvre.

Le Chevalier Noir

Réalisé par Christopher Nolan

Avec : Christian Bale, Aaron Eckhart, Michael Caine, Maggie Gyllenhaal, Morgan Freeman, Gary Oldman et Heath Ledger

Sortie le 13 août 2008

Durée : 2h27

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