La déesse de janvier d'Albine Tangre
Janvier, c’est là que tout commence. Une nouvelle année, de nouvelles résolutions que l’on ne tient que quelques jours, un nouveau cycle des saisons. C’est aussi endéans ce mois qu’a débuté l’invasion.
Marissa regardait par la fenêtre du salon les premiers flocons de neige tomber. La poudreuse blanche recouvrait petit à petit les arbres du jardin, le kiosque, le bassin à poissons. Tout changeait d’aspect en ce début d’année. Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas tout de suite Blacky venir à ses pieds en tenant sa laisse dans sa gueule. Il jappait et sautait sur place pour faire passer son message. Marissa le regarda, attendrie, et accepta de sortir dans le froid.
Blacky était son seul ami, le compagnon de sa vie depuis plus de dix ans. Elle n’appréciait que peu la présence des autres humains, qui cherchaient sans cesse à juger leur prochain. Son chien ne lui demandait rien, il l’aimait sans condition.
Marissa enfila un épais manteau et un bonnet, puis ouvrit la porte. Le vent chargé de neige la prit par surprise. Elle aimait ce paysage magnifique, mais le froid la rebutait. Aussi décida-t-elle d’écourter la balade. Elle détacha la laisse du collier de Blacky pour le laisser se défouler. A peine libéré, le chien partit en courant et se roula dans la poudreuse. Au loin se trouvait le parc, où quelques enfants jouaient en poussant des cris de joie.
A trente ans, Marissa savait qu’elle ne serait jamais maman. Elle aimait les enfants, mais ne voulait troubler sa tranquillité pour rien au monde. Et puis, il lui aurait fallu être en couple. Sa dernière relation amoureuse s’était achevée par un divorce il y avait plus de six ans. La jeune femme n’avait plus accepté de rendez-vous depuis. Elle aimait sa vie telle qu’elle était, malgré les regrets qui demeureraient.
Il commençait à faire vraiment froid. Aussi Marissa rappela-t-elle Blacky afin de rentrer chez elle. Elle voulait boire un chocolat chaud devant un bon film. C’est ainsi qu’elle aimait l’hiver : au coin du feu, confortablement installée sur son canapé. Marissa siffla pour faire revenir son chien, mais celui-ci ne daignait pas l’écouter. La jeune femme dut donc aller le chercher.
Elle l’aperçut au loin, tâche noire immobile au milieu de la blancheur environnante. En se rapprochant, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Il ne bougeait pas, mais grognait. Et, chose rare, il refusait d’écouter sa maîtresse. Marissa arriva à ses côtés et le caressa afin qu’il se calme. Mais rien n’y faisait, il demeurait sur place, le regard fixe. Avant même que la demoiselle ne put voir ce qui effrayait ainsi son ami canin, le malheureux s’écroula, une flèche fichée dans sa poitrine.
Marissa regarda, impuissante, le sang de Blacky se répandre au sol, donnant à la neige une teinte rouge lugubre. Elle s’agenouilla et le porta, indifférente au liquide chaud qui s’écoulait maintenant sur son manteau. Elle n’avait qu’une idée en tête : se mettre rapidement à l’abri du tireur et tenter de sauver la vie de son compagnon à quatre pattes.
Le temps qu’elle arrive devant chez elle, le pauvre avait rendu son dernier souffle. Marissa ferma sa porte à double tour et descendit tous ses volets. Elle emballa ensuite Blacky dans une couverture. Elle essayait vainement de contenir ses larmes, car l’heure n’était pas à la tristesse, mais à l’action. Elle décrocha le combiné du téléphone et composa le numéro de la police.
Au bout de la vingtième sonnerie, une femme lui répondit.
— Bonjour, ici le numéro de police secours. Veuillez décliner votre identité, votre adresse, ainsi que le motif de votre appel.
— Je m’appelle Marissa Delsol, j’habite au 102, rue des Rosiers dans la commune de Bain-sur-Mer. Je vous téléphone car lors de ma promenade avec mon chien, quelqu’un lui a tiré une flèche dans la poitrine. Il est mort, et j’ai peur pour ma vie, lui répondit la jeune femme en pleurant.
– Veuillez patienter, s’il vous plaît !
Marissa fut mise en attente. Elle comprenait que le meurtre d’un animal n’était pas une priorité pour la police, mais qui savait si le fou dangereux qui avait fait cela n’allait pas l’attaquer elle aussi. Cinq minutes plus tard, un agent reprit la conversation. La demoiselle lui expliqua son problème et la réponse qui lui fut faite était loin de celle qu’elle attendait. Au lieu de la rassurer et de lui envoyer quelqu’un, l’officier lui dit avec impatience :
– La mort de votre chien est bien regrettable, mais nous sommes débordés avec les évènements d’aujourd’hui. Enfermez-vous bien, et ne les laissez pas entrer.
Ne comprenant rien au discours qu’elle venait d’entendre, Marissa demanda davantage de précisions. Avant de raccrocher, le policier lui conseilla d’allumer sa télévision, et de regarder les informations.
Abattue et ne sachant que faire, la jeune femme mit une chaîne d’informations en continu. Sous ses yeux effarés défilaient des images d’horreur : des enfants et des hommes se faisaient cribler de flèches, les femmes étaient enlevées et mises en rang, les maisons étaient en feu. Sous le choc, Marissa augmenta le volume de la télévision afin de comprendre ce qu’elle voyait. Le flot de reportages s’arrêta et un présentateur apparut. Il tremblait, ses yeux étaient rougis, mais il donnait les informations aux téléspectateurs.
– Edition spéciale, soyez attentifs et respectez les consignes des autorités. Nous vous les rappelons : il faut que vous vous mettiez à l’abri aussi vite que possible. N’ouvrez à personne. Attendez d’avoir plus de renseignements avant de sortir.
Marissa était toujours aussi éberluée. Elle continua à suivre les actualités, jusqu’à ce que le présentateur se fasse tuer en direct. Une mire apparut ensuite et le silence se fit dans la petite maison.
Elle tenta de réfléchir quant à la conduite à tenir. Elle ne pouvait pas sortir de chez elle et se retrouvait à présent seule et sans défense. La situation était grave et sa portée semblait mondiale. Elle avait vu des morts dans tout l’occident et une foule d’hommes habillés de gris débarquaient en Afrique et en Asie. Ce devait être eux la menace. Mais qui étaient-ils ? Et que voulaient-ils ?
La première chose à faire était de chercher un moyen de se défendre si elle se faisait attaquer. Marissa était une non-violente et ne possédait donc pas d’armes. L’objet le plus à même de repousser des agresseurs était son grand couteau à viande. Elle le mit dans son sac de voyage, ainsi que d’autres outils pointus ou contondants. La jeune femme ajouta un mélange d’huile pimentée et de poivre dans un aérosol qui, elle l’espérait, pourrait faire office de bombe lacrymogène.
Son arsenal désormais constitué, Marissa le posa à ses pieds et s’assit dans un fauteuil. Elle tenta de se remémorer les derniers jours, à la recherche de quelque chose d’étrange ou de suspect. Mais, mis à part la comète qui s’était écrasée deux jours auparavant, rien ne parut bizarre à la jeune femme.
Alors que Marissa s’était assoupie, sa porte d’entrée explosa dans une gerbe de flammes. Trois hommes entrèrent et l’attrapèrent avant qu’elle n’ait eu le temps de s’emparer de son couteau. Ils lui lièrent les mains dans le dos, ne faisant aucun cas de ses cris. Puis, ils amenèrent la jeune femme au bout d’une longue file de femmes de tous âges, quelques kilomètres plus loin. Certaines pleuraient, d’autres chuchotaient entre elles. En tendant l’oreille, il serait peut-être possible de glaner quelques informations. Marissa se rapprocha de celles qui étaient devant et se concentra sur leurs paroles.
– Des extraterrestres je vous dis ! Ils nous ressemblent, mais ne sont pas d’ici, susurra une vieille femme.
- Non ! Impossible, ça n’existe pas les aliens, vous radotez grand-mère ! lui répondit une adolescente à l’air effronté.
Un homme habillé en gris passa en les regardant et les deux femmes se turent. Marissa réfléchit à ce qu’elle venait d’entendre. C’était difficile à avaler, mais cette hypothèse se révélait être ce qu’elle avait de mieux à se mettre sous la dent. Bien qu’elle fût cartésienne, la chute de météorite pouvait être en réalité un atterrissage d’extraterrestres.
Le silence fut demandé et un ravisseur plus grand que les autres s’avança dans la nuit éclairée de puissants projecteurs. Il tenait dans ses mains un arc en or et son carquois était incrusté de pierres précieuses. C’était visiblement un homme important, un chef ou un dignitaire. Il actionna une petite manette placée à hauteur de sa gorge et commença à parler d’une voix mécanique, comme sortie d’un synthétiseur.
– Mesdames, nous allons passer parmi vous et vous indiquer une direction. N’essayez pas de fuir, ou de désobéir, sinon vous mourrez. Nous cherchons une personne. Lorsque celle-ci sera trouvée, vous aurez l’honneur d’intégrer les rangs de nos domestiques.
Pendant encore quelques minutes, l’homme continua son petit laïus. Mais Marissa n’écoutait plus que d’une oreille. Elle venait de comprendre ce que serait sa vie, si jamais les hommes en gris respectaient leur parole. Soit elle se rebellait et mourrait, ou elle faisait ce qu’on lui demandait et elle deviendrait une esclave à la solde d’extraterrestres. L’emmèneraient-ils sur leur planète ?
Les femmes furent rassemblées dans un hangar. Là, elles furent séparées en trois groupes selon l’âge. À mesure que le temps passait, Marissa avait de plus en plus peur. Elle redoutait le sort qui lui serait réservé. Juste avant qu’elle ne rentre dans une salle, une jeune femme tenta de s’enfuir. Elle fut arrêtée dans sa course par un tir dont la flèche se ficha entre ses deux yeux. Les extraterrestres ne rigolaient pas.
Vint le moment où Marissa dut se présenter devant un homme gris. Il était assis devant un bureau et notait l’état civil des femmes qui passaient devant lui. Une fois que ce fut fait, Marissa entra dans une pièce où se trouvait un extraterrestre armé, ainsi qu’une femme médecin. On demanda à la jeune femme de se déshabiller, puis elle fut examinée sous tous les angles. La dernière étape était une prise de sang et Marissa fut emmenée avec les autres femmes qui avaient déjà vu le docteur. On les fit monter dans un camion et attendre. Une fois le convoi complété de deux autres véhicules, ils prirent la route.
Marissa était épuisée, ses yeux se fermaient seuls. Elle n’osait pourtant pas dormir. Ces aliens débarquaient sur Terre, tuaient à tour de bras et enlevaient des millions de femmes pour leur faire passer des examens. Que sera la suite ? La mort ou l’asservissement ? Alors elle attendit l’arrêt du camion, songeant tristement au temps du nazisme et des camps de concentration.
Les véhicules furent vidés de leurs occupantes, puis repartirent, laissant les pauvres femmes seules dans le froid de janvier. Deux gardes armés vinrent les chercher et les conduisirent dans un grand bâtiment en briques. À l’intérieur, de longues rangées de lits superposés se disputaient la place. Marissa choisit une couche libre et s’y installa. Malgré la peur qui étreignait sa poitrine, elle s’endormit quasi immédiatement.
Elle se réveilla quelques heures plus tard, à peine moins fatiguée. Des ronflements résonnaient encore dans l’immense dortoir, mais quelqu’un était venu chercher Marissa. Il s’agissait de la femme médecin qui l’avait vue la veille.
Pendant le trajet jusqu’à un bâtiment peu éloigné, la jeune femme songea que la veille à la même heure, elle dormait encore confortablement dans son lit, avec son chien couché à ses pieds.
Marissa fut laissée seule dans un bureau luxueux. Alors qu’elle patientait, elle tenta de se remémorer le lieu où elle se trouvait. Il lui semblait le reconnaître vaguement, comme si elle l’avait vu à la télévision. Mais rien de plus précis ne revint. Comment, en si peu de temps, les extraterrestres avaient pu organiser tout ça ? Pourquoi les autorités n’avaient-elles réagi, ou tout au moins prévoir cette attaque ?
Le flot des pensées de la jeune femme fut interrompu par l’arrivée du grand homme qui avait pris la parole devant la foule féminine. Il s’assit dans le grand fauteuil, indiquant une chaise à Marissa. Il se servit un verre d’eau et en remplit un deuxième. Puis il prit la parole, usant d’une voix mécanique et rauque.
– Mademoiselle Marissa Delsol, c’est bien cela ?
– Oui, enfin, pas tout à fait. Delsol est mon nom de mariage. Mais je suis séparée. Mon nom de jeune fille, c’est Sawyer. Que me voulez-vous ?
– Je vous ai fait venir suite à vos analyses. Il se trouve que vous pourriez être la personne que nous recherchons. Je vais vous expliquer un peu la suite, mais commençons par le début. Buvez, je vous en prie ! Cela risque de durer un peu.
Ces révélations ne rassuraient en rien Marissa. La personne qu’ils cherchaient ? N’aurait-elle donc aucun espoir de revivre un semblant d’existence normale ? Elle n’avait malgré tout pas le choix d’écouter ce que l’homme qui lui faisait face avait à lui dire. Il commença son discours, ne s’arrêtant que pour boire et se remplir à nouveau son verre.
– Nous venons d’une autre planète, vous l’avez déjà compris. Une planète très éloignée, d’un autre système solaire que le vôtre. Dans notre tradition, chaque période est représentée par une déesse. Il y a six femmes adulées, venues chacune d’un lieu différent. Malheureusement, et malgré leur vie extrêmement longue, la déesse de la première période a rejoint nos ancêtres. Nous parcourons donc la galaxie à la recherche de sa remplaçante. Pour la désigner, nul hasard ! C’est l’ADN qui parle. Et il se trouve que le vôtre a des caractéristiques très intéressantes. Nous allons maintenant procéder à quelques tests supplémentaires, histoire de confirmer ce fait. Ensuite, s’il est avéré que vous êtes celle que nous voulons, il vous faudra nous accompagner sur notre planète et tenir votre rôle. Mais je vous parlerai de cela si nous avons la confirmation que nous désirons.
L’homme raccompagna Marissa jusqu’à la porte du bureau et se permit même un baisemain. Puis, la jeune femme put terminer sa nuit. Il lui fut difficile de s’assoupir à nouveau, tant son stress était grand. Mais la fatigue prit le dessus et les songes furent les bienvenus. Elle revit son chien et sa maison, le coin du feu, la neige qui tombait doucement. Le réveil fut d’autant plus douloureux, car la situation était si différente de ses rêves !
Et la pauvre n’était pas au bout de ses peines. Deux gardes l’accompagnèrent jusqu’à une salle petite, mais chaleureuse. De jolis meubles étaient disposés sur une moquette rouge. Au mur, une tapisserie représentait une scène mythologique. C’est là que Marissa se rappela quel était ce lieu. Il s’agissait du siège de la célèbre entreprise Roger and co, qui était cotée en bourse avant l’énorme scandale qui l’avait entachée. Le patron était devenu un gourou, demandant à ses fidèles de se préparer pour l’arrivée des petits hommes verts, pendant qu’il soulageait leurs comptes en banque. Ironie du sort ? Ou M. Roger avait-il eu des contacts avec les extraterrestres ?
Marissa cessa de s’interroger parce que c’était inutile et que quelqu’un arrivait. Il s’agissait d’un extraterrestre qui se présenta comme enquêteur. Il posa beaucoup de questions à la jeune femme, l’interrogeant sur son enfance, ses études, ou encore sur ses rêves. Elle répondit le plus honnêtement possible, pensant qu’avec un peu de chance, il se rendrait compte qu’elle n’avait rien d’une déesse.
Marissa avait toujours eu une vie banale, elle se considérait même comme quelqu’un de commun, dans le mauvais sens du terme. Adolescente, elle se prenait à espérer une vie romanesque, avec des voyages autour du monde, la célébrité et des amours romantiques. Au lieu de ça, elle n’était qu’une femme insipide et inutile. Elle tenait une petite rubrique dans le journal local, avait échoué dans son mariage et n’était jamais sortie de sa petite bourgade bretonne.
Une fois le long entretien terminé, Marissa fut conduite dans une petite chambre. Là se trouvaient deux autres femmes. Une rousse resplendissante faisait les cent pas, alors qu’une petite blonde se morfondait sur son lit. Rien ne brisait le silence, hormis le bruit des semelles en crêpe sur le parquet. Marissa s’assit sur un lit libre et engagea la discussion.
— Bonjour, je m’appelle Marissa. Je voudrais vous dire que je suis ravie de vous rencontrer, mais ce n’est pas tout à fait vrai.
La rousse continua de marcher dans la petite pièce, sans daigner répondre. Mais la blonde leva ses yeux larmoyants vers Marissa et se présenta à son tour.
– Je m’appelle Claudia. Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? Je vais vous le dire, nous sommes toutes les trois de potentielles déesses. Je me demande si je préfère être l’élue, ou pas.
– On vous a dit ce qu’ils feront de nous, si jamais nous ne sommes pas celle qu’ils cherchent ? reprit Marissa
– Non, je suppose qu’on nous exécutera !
La jolie blonde se renfrogna et laissa Marissa seule avec ses angoisses. La nuit s’étira en longueur, entre assoupissements et réveils en sursaut. Puis l’homme gradé qui les avait reçues dans son bureau entra dans la chambre sans toquer, aux premières lueurs du jour. Il tenait son arc doré dans une main où deux flèches étincelantes étaient encochées. D’un geste souple et rapide, il banda son arme et relâcha la tension. La blonde et la rousse tombèrent sur le champ, raides mortes.
Marissa restait coite, tant elle était choquée. Malgré la main gantée qui attrapa son bras droit et la tira à l’extérieur de la pièce, elle ne réalisait toujours pas ce qu’il se passait. Deux femmes la plongèrent dans un bain parfumé, l’habillèrent et la maquillèrent dans une salle de bain attenante. C’est lorsqu’elle fut laissée seule que Marissa craqua. Elle pleura toutes les larmes de son corps, s’épanchant sur sa vie perdue et sur son avenir sombre. Elle allait devenir une déesse, d’un peuple alien en plus, alors qu’elle ne voulait que continuer sa petite vie monotone.
Deux heures plus tard, alors que l’on avait apprêtée Marissa, l’extraterrestre en chef, comme elle l’appelait intérieurement, vint la voir. Il s’était lui aussi habillé différemment et s’était coiffé d’un casque vermeil, aux bords dorés. Il prit la jeune femme par la main et parcourut avec elle quelques mètres sous la neige hivernale. De chaque côté, une haie d’honneur les regardait passer, l’air solennel et grave. Ils arrivèrent enfin près de la mer, où un vaisseau les attendait. La longue passerelle qui y conduisait était ornée de décorations. C’était à n’en pas douter un jour de fête pour tous. Pour tous, sauf pour Marissa, qui retenait ses larmes mais était emplie d’une tristesse indescriptible.
Les quartiers de Marissa étaient voisins de ceux du chef extraterrestre. Il l’accompagna dans sa chambre, où la malheureuse dut accomplir son premier devoir en tant que déesse de la première période. Quand il eut fini, il la laissa seule, salie et désemparée.
Il revint quelques heures plus tard et Marissa redouta qu’il ne la veuille à nouveau. Mais il était là pour autre chose. Il était temps de l’introniser officiellement. Dans l’immense salle principale du vaisseau, parée de mille fanfreluches colorées, des centaines d’hommes et de femmes en gris étaient agenouillés. Ils se prosternèrent au passage de la jeune femme, lui créant un chemin jusqu’à une sorte de trône. Elle y fut assise et demeura ainsi jusqu’à la fin de la cérémonie. Elle n’avait rien vu, rien compris, tant elle était plongée dans les méandres de sa tristesse.
Au banquet qui suivit, elle ne but ni ne mangea. Son violeur, comme le considérait désormais Marissa, s’assit à ses côtés, goûtant à tout et riant de bon cœur. Au bout d’un interminable moment, il renvoya la jeune déesse dans ses appartements, non sans lui préciser qu’il la visiterait plus tard dans la nuit.
Marissa hésitait entre se rebeller et accepter de quiconque ce que l’on voulait faire d’elle. Elle voulait barricader la porte et l’instant suivant, abandonnait toute résistance. Aucun choix n’avait encore pris le dessus lorsque l’homme revint. Après avoir abusé une fois de plus de la jeune femme, il lui exposa quelques points de sa future vie.
– Dans notre civilisation, la déesse est supérieure à tous, sauf à moi. Vous devrez accomplir et accepter sans rechigner chacun de mes désirs. Le rôle que vous tiendrez sera un peu celui de reine. Vous n’êtes qu’un faire-valoir, une vitrine pour faire reluire mon immense pouvoir. Mais vous aurez des avantages, dont celui non négligeable de la vie quasi éternelle.
Marissa fut seule, enfin, lorsque le vaisseau décolla, l’emmenant vers sa nouvelle vie. La vie éternelle dans de telles conditions, sur une planète inconnue, et sans espoir de retour ne valait rien. Elle préférait encore le suicide. Marissa songeait à la façon de se donner la mort alors que la Terre s’éloignait, les paysages et les amis de son enfance, sa famille, sa vie.
Le 15 septembre 1981, le jeune Jack Sawyer, debout à l’endroit où les vagues viennent mourir sur le sable, contemplait l’immuable océan Atlantique, les mains enfoncées dans les poches de son jean. C’était un garçon de douze ans, grand pour son âge. Il avait ce jour-là, sur cette plage, rencontré sa future femme, la mère de sa fille chérie. Quarante ans plus tard, Jack se tenait au même endroit. Mais il était seul. Sa femme était morte vingt ans auparavant et il regardait le vaisseau qui emmenait sa fille loin de lui. Sa Marissa adorée disparaissait, derrière la voie lactée, au plus profond de l’univers infini. Il espérait qu’elle vivrait bien.
Tout avait commencé en janvier et en ce premier jour de février, tout se finissait. Jack sortit ses mains des poches de son jean et avança dans l’océan. Il laissa les vagues l’emporter, comme les étoiles avaient emporté sa fille.
Extrait tiré de Talisman, Le talisman des territoires 1, Stephen King/ Peter Straub
ou en PDF à télécharger http://www.phenixweb.info/sites/default/files/La-deesse-de-janvier-Albin...
Ajouter un commentaire