Je suis la reine

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Je suis la reine est un recueil de nouvelles fantastiques de l'auteure russe Anna Starobinets, publié d'abord par les éditions Mirobole, et remarquablement traduit par Raphaëlle Pache.

Coup de cœur absolu pour cet ouvrage. La qualité est homogène, chaque nouvelle se distingue de l'ensemble par son idée, tout en s'insérant dans l'atmosphère générale qui se dégage de l'œuvre. L'atmosphère justement : on aime, ou pas. L'auteur de ces lignes adore. On est dans le fantastique réaliste, ou le réalisme fantastique. Sombre, très sombre. Voire glauque, poisseux parfois. Dans les six nouvelles, le décor initial est toujours la réalité ordinaire, triviale, même s'il faut éviter ici les poncifs sur « le fantastique russe ». On aimerait faire le rapprochement avec Gogol pour la richesse foisonnante des figures de l'étrange (les Nouvelles de St-Petersbourg), mais il y a presque toujours chez Gogol un arrière-fond très nettement social et politique. Anna Starobinets s'attache davantage aux questions d'identité, à la nature opaque et bizarre de l'existence. On est toujours seul, dans ce recueil. On ne connaît jamais vraiment son prochain, son voisin, sa famille. On ne se connaît pas soi-même. La plupart du temps, on assiste au basculement du névrotique au psychotique, la réalité ordinaire du départ devient peu à peu un univers inquiétant et noir, où les points de repère de la normalité volent en éclat. Ce qui justifie le tour fantastique de l'écriture, économe dans ses moyens, mais puissante dans ses effets dérangeants.

 

Allez, exemple : la première nouvelle, Les règles, met en scène un jeune garçon qui de manière maniaque et irrépressible pique chaque instant de son quotidien de petites règles strictes, géométriques, rigoureuses dans leur nécessité et toujours absurdes dans leur (non) sens. Une seule de ces règles mal observée, et voici l'enfant, totalement débordé par son mal-être et écrasé par ces Lois lui tombant dessus comme un destin extérieur... Bientôt il se sent coupable des malheurs frappant sa famille, comme si les « Règles » le punissaient du moindre écart... Il ne lui reste plus qu'à se lancer dans la genèse et le respect de nouvelles exigences, toujours plus inquiétantes, asphyxiantes et dangereuses...

Dans la nouvelle La famille, un homme se rend progressivement compte que toutes les choses qui constituent sa vie lui sont totalement étrangères... Sa femme, son chien, son adresse... Et le puzzle n'est pas près de se reconstituer...

La nouvelle la plus imposante, éponyme du recueil, Je suis la reine, n'est pas sans rappeler La métamorphose de Kafka. Mais la dynamique du texte est renversée : dans La métamorphose, le protagoniste a un corps d'insecte, immédiatement perçu et vécu comme tel par lui-même et par l'entourage, tandis que son esprit, bon an mal an, demeure celui d'un humain qui raisonne et qui tente de se manifester aux autres. Ici en revanche, Maxime, tombé malade à la suite d'une promenade dans la forêt d’Iassenievo avec sa mère et sa sœur jumelle, conserve son apparence de garçonnet. Mais quelque chose de noir et de froid s'installe en lui... Analytique, organisé, et foncièrement malveillant. Une créature (plurielle) s'empare de son âme, prend lentement le pouvoir... La lecture du journal de l'enfant (qui permet à Anna Starobinets de déplacer le point focal de la narration et de jouer ainsi le dévoilement) explique l'éclatement progressif de l'identité de Maxime, de sa disparition et rend compte des bouleversements observés dans ses manies et son comportement toujours plus dérangeant et inhumain. Ainsi, on glisse toujours vers l'horrifique mental, le malade. La psyché assistant à sa propre perdition. D'ailleurs, le titre Переходный возраст, croit se souvenir votre serviteur, peut se traduire par « âge transitoire » : on est dans le passage obscur qui mène du normal au pathologique et de l'ordinaire au fantastique. De là à voir dans cette nouvelle une allégorie de l'adolescence, il n'y a qu'un pas.

Dans le même ordre idée, évoquons la nouvelle J'attends, où un homme laisse pourrir un pot de soupe dans son réfrigérateur (bonjour Dépression)... Glauque, mais jusqu'ici très plausible. Bientôt, la pourriture ainsi cultivée devient une sorte de créature, à laquelle le protagoniste aliène de manière radicale toute son existence...

Pour la nouvelle L'agent, on laissera au lecteur le soin de découvrir par lui-même l'idée de départ assez remarquable qui est au cœur du texte (difficile d'en parler sans anéantir la portée du texte, on se contentera donc de cet humble teasing).

Enfin, L'éternité selon Yacha, qui clôture le recueil, quoique toujours sombre, est peut-être le texte qui se distingue le plus des autres par son propos. En effet, il ouvre littéralement sur une dimension métaphysique peut-être inattendue mais bien amenée et semble nous faire sortir du bizarre neurologico-existentiel pour pointer du doigt quelque chose comme une vision cosmologique, une histoire du monde, une clef du réel... et c'est la science-fiction qui pointe le bout de son nez. Bref, on en redemande !

 

Je suis la reine, par Anna Starobinets, traduit par Raphaëlle Pache, couverture illustrée par B. Lecouffe Deharme, Édition Folio SF (2015)

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