Ivresse du vent (L')
1905 : la sixième édition de la coupe Gordon Bennett, du nom du célèbre homme de presse américain, se prépare. L'Automobile Club de France a choisi pour cadre Clermont-Ferrand et son «circuit de la mort». Début juillet, dix-huit pilotes, de six nationalités différentes, s'affronteront le long des 549 km du circuit. Alors que se dévoile en filigrane une rivalité franco-allemande à travers coureurs (Léon Théry vs Camille Jenatzy ) et constructeurs (Richard-Brasier vs Mercedes), l'enthousiasme et la curiosité suscités par l'événement prévalent. Ainsi, hommes, femmes et enfants se pressent pour assister à la course et admirer les bolides. Il faut dire qu'à l'époque, rares sont les privilégiés à posséder une automobile. Gabrielle, jeune femme audacieuse et émancipée, a cette chance et compte bien faire sa place parmi les hommes. Autour d'elle, d'autres femmes de tous âges et d'horizons divers, sont bien décidées à s'affirmer elles aussi, en cette période de progrès et d'évolution.
Pour moi, une voiture, c'est un objet qui me sert à aller plus rapidement qu'avec mes pieds du point A au point B. Je n'y connais rien, je ne m'y intéresse pas particulièrement et je ne distingue pas un modèle d'un autre. C'est dire si j'ai ouvert ce roman avec circonspection ! Je ne l'ai fait que parce que je connais déjà la plume de Véronique Chauvy et que je n'ai jamais été déçue jusqu'à présent.
Et bien, elle a réussi l'exploit de me passionner avec une course de voitures ! Un beau rappel qu'en littérature il ne faut jamais hésiter à sortir de sa zone de confort.
L'autrice livre un splendide récit de l'organisation de cette coupe Gordon-Bennett, sur place, en faisant intervenir tour à tour tous ceux qui y prennent part. Qu'il s'agisse des personnes ayant réellement existé, des personnages inventés pour le roman, tous prennent forme et consistance sous la plume de Véronique Chauvy. Certains sont dépeints avec une truculence cocasse, comme Edmont et Rosalinde. D'autres bénéficient d'une tendresse évidente, comme Hélène ou Sabine. Mais jamais elle n'omet de leur conférer une humanité touchante. Bien que faillibles souvent, ses personnages sont attachants, victimes de leur époque, de la pression de leur classe sociale ou de leurs appétits trop voraces.
Comme dans ses romans précédents, le contexte n'est qu'un prétexte à une étude d'un moment donné de l'Histoire, ici, le point de bascule de la société française qui s'apprête à être bouleversée en profondeur. Entre la séparation de l'Église et de l'État, les prémisses de la révolution russe à Odessa et le désir de plus en plus irrépressible des femmes d'accéder à un statut d'égalité, il y a de quoi faire !
L'ivresse du vent est également l'occasion d'apprendre des anecdotes passionnantes sur l'émergence de notre société dominée par l'automobile. Véronique Chauvy distille au fil des pages des éléments qui sont tombés dans l'oubli, mais qui préfigurent pourtant tout ce qui fait notre quotidien : côté du volant, limites de vitesse, code de la route, permis de conduire... Autant de choses qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. Les conditions de conduite de 1905 donnent le tournis, un siècle plus tard. Je me suis surpise à rire à plusieurs reprises en me faisant l'image mentale de ce que donnait la conduite. Il fallait être motivé !
Elle n'oublie pas de montrer également la dimension élitiste du sport automobile (de l'automobile tout court, d'ailleurs), ainsi que l'arrogance indifférente de ceux qui le pratiquaient. Ne sont pas oubliées non plus les souffrances endurées par les piétons et riverains pour que les règles de conduite finissent adaptées aux besoins.
De plus, comme dans chacun de ses romans, l'autrice introduit des personnages de femmes bien décidées à briser les carcans de leur époque (c'est d'ailleurs sa marque distinctive) pour faire avancer la société. Ici, Gabrielle, Sabine, Hélène et Rosalinde ruent dans les brancards, chacune à sa façon, avec plus ou moins de panache et de réussite. Elles sont les archétypes des féministes réclamant plus ou moins fort le droit à disposer de leur vie.
L'autre caractéristique de Véronique, c'est sa façon de toujours mettre en avant les "petites gens", leurs difficultés et leurs préoccupations, la façon inique dont la société dans son ensemble les traite. Il lui suffit souvent d'une remarque au détour d'un paragraphe pour dire au lecteur : "attention, je vous divertis avec les bons mots de tel personnage de notable, mais la réalité de la vie est ailleurs".
Le tout avec une écriture d'une élégance rare, racée sans être sélective, exigeante sans être inaccessible, qui se savoure comme on fait rouler un grand cru sur la langue.
Amateurs de romans historiques de grande qualité, chaussez vos lunettes de chauffeur, emmitouflez-vous et embarquez sans tarder pour cette course à travers les monts d'Auvergne. Sensations et jubilations littéraires garanties !
L'ivresse du vent de Véronique Chauvy, De Borée éditions, ISBN 978-2-81-292761-4, 19,90 €