Incivilité des fantômes (L’)
Il y a plusieurs façons d’aborder ce roman.
Commençons par la mauvaise, celle du lecteur qui a déjà lu une dizaine, voire plus, de romans d’arches stellaires, en commençant par le roman de Edwin Charles Tubb paru trois fois en français sous des titres différents (Objectif Pollux, Le navire étoile, Fils de l’espace), et en incluant plusieurs autres réussites, dont le merveilleux La Nave, de Tomás Salvador, encore non traduit. Sans oublier un livre « ado » qui pousse l’idée du vaisseau séparé entre maîtres et esclaves bien plus loin que le roman de Rivers Salomon. Bref, avec ces références presque encyclopédiques (et en plus celles publiées en 1977 dans Fiction par le regretté Jean-Pierre Laigle, né Moumon), on appréciera ce roman comme tout à fait réussi, pour le lecteur qui découvre le thème, une fort bonne reprise et utilisation des idées classiques, sans réelle nouveauté, en tout cas dans ce qui touche au thème de base.
On peut aussi s’attacher au thème de la persistance, ou même du retour aggravé du racisme, du colonialisme, dans une société de survivants d’un monde que ces maux ont détruit. Ce n’est pas vraiment, me semble-t-il, le thème réel, mais c’est le cadre du roman : sur le vaisseau Mathilda, qui emmène les descendants de ceux qui ont quitté une Terre morte, la « Grande Maison de la Création », à la recherche d’une planète habitable. Cela fait plus de 300 ans que le Matilda erre, avec un régime de type fasciste, les noirs relégués aux « ponts » inférieurs et traités comme des esclaves par les Gardes du Souverain. Et le Souverain se meurt, l’héritier désigné est un maniaque de l’ordre appelé Lieutenant. L’héroïne, Aster, est une jeune métisse qui, grâce à la protection du Chirurgien Théo, a pu échapper à la haine de Lieutenant et acquérir les notions de médecine qui lui permettent d’être l’assistante du Chirurgien. De sa mère disparue, Lune, astrophysicienne, elle a gardé les cahiers et s’est donné la peine d’apprendre aussi la physique et l’astronomie. Parce qu’elle veut savoir comment et pourquoi sa mère est morte. Cette recherche et son affrontement avec Lieutenant vont mener à la tragédie.
Parce qu’en fait ce roman est bâti comme une tragédie classique autour de l’affrontement entre Aster et Lieutenant, avec quelques personnages secondaires : le Chirurgien Théo, l’amie d’enfance d’Aster, Giselle, la nourrice d’Aster, Mélusine, qui essayent d’arrêter la tragédie, ou qui vont la provoquer. Le fait qu’Aster, Théo et Giselle sont de surcroît des personnes « non binaires », les complications liées à leurs genres « non standards », alors que Lieutenant est le type classique du mâle rétrograde, la revendication d’Aster et celle moins violente de Théo, sont au cœur de l’intrigue.
Mais la construction du roman est bien celle d’une pièce en quatre actes, les quatre parties du roman. Même si le roman n’a pas unité de temps, l’histoire se déroule sur plusieurs mois ; en revanche, sauf pour l’épilogue, l’unité de lieu, l’intérieur du vaisseau, et l’unité d’action, le conflit entre Aster et Lieutenant, sont respectées. Et c’est une tout autre lecture que donne cette constatation.
Alors, oui, ce roman est une histoire d’arche stellaire tout à fait réussie, mais il est loin de n’être que cela.
Et les fantômes du titre sont les souvenirs d’Aster et les évocations de l’histoire du Mathilda...
L’incivilité des fantômes, de Rivers Salomon, traduit par Francis Guévremont, J’ai Lu n°13042, 2020, mais existe aussi aux Forges de Vulcain, 2019. 508 p., illustration de Célia Téboul, 8€90, ISBN 978-2-290-23151-7