GUSO Isabelle 01 1/2
Tout d’abord, qui est Isabelle Guso ?
C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre. Isabelle Guso, c’est moi, et il est toujours très difficile de parler de soi.
Je dirais une auteur en chrysalide, peut-être une écrivain un jour. Tout dépendra de ce qui sort du cocon.
Votre dernière parution, Présumé coupable, est un texte fort, dérangeant, de très grande qualité. Comment s’est passé sa genèse ?
Merci.
En fait, c’est parti d’une discussion avec mon éditrice à Mouans-Sartoux en pleine affaire Polanski. Je lui disais que c’était assez incroyable de voir les mêmes politiciens appeler à des sanctions toujours plus lourdes à l’égard des pédophiles et se mobiliser pour la libération de Polanski sous prétexte qu’ayant fait de grands films, il ne pouvait pas être sanctionné comme tout le monde.
Nous en sommes venues à parler de la castration chimique, de plus en plus évoquée comme prévention à l’agression sexuelle (Michèle Alliot-Marie allant jusqu’à envisager le retour à la castration physique sous prétexte qu’il y avait d’autres pays où ça se pratiquait). En tant que mères de jeunes enfants, nous en étions l’une comme l’autre horrifiées, car pour nous cela ne représente qu’une menace de plus. Celle de frustrer ces hommes de toute possibilité d’avoir une vie plus ou moins normale et ainsi d’en faire des criminels potentiellement plus dangereux (je peux témoigner qu’on peut survivre aux viols et même être heureuse ; avec un meurtre, c’est plus délicat).
Les violeurs d’enfants ne sont pas tous pédophiles, loin s’en faut (les beaux-pères qui agressent leur belle-fille, le font bien plus souvent parce qu’ils ne supportent pas cette « trace » laissée par un autre et peuvent ainsi s’approprier l’image de leur femme encore vierge et innocente). Et les pédophiles (c’est-à-dire ceux qui sont sexuellement attirés par les enfants) ne sont pas tous des violeurs.
Dans le fil de la discussion, nous en sommes surtout venues à dénoncer la propension du gouvernement actuel à se servir de la peur de la pédophilie pour restreindre des libertés individuelles. Prenez l’exemple récent de la modification des gardes-à-vue. L’Europe a demandé à la France de respecter les droits de la défense. Dans le projet de loi que le gouvernement est obligé de mettre en place, on a introduit une exception à la présence de l’avocat, par exemple dans le cas de la pédophilie (exemple qui reste flou et pourra donc s’appliquer à tout cas jugé particulièrement sensible). Qui pourrait s’opposer à cette exception sans être immédiatement taxé de « dangereux gauchiste qui veut laisser violer des enfants » ? Sauf qu’en matière de pédophilie comme partout ailleurs, le prévenu est présumé innocent. On entend de plus en plus parler d’aveux obtenus sous la contrainte. Pour ma part, je n’en accuse pas les policiers. La pression sur eux est terrible dans le cas de la pédophilie. Il leur faut un coupable et tant pis si ce n’est pas tout à fait le bon. La pression est médiatique aussi bien que politique et elle diminue l’efficacité de la Justice.
Mon éditrice et moi avions donc eu un de ces débats de comptoir où on refait le monde. Puis, quand nous nous sommes recontactées par le net, elle m’a adressé deux liens sur Internet qui pourraient m’intéresser. L’un d’eux racontait le drame d’une petite fille violée justement par son beau-père. Mais c’est le second qui a donné naissance au livre. Un pédophile encore abstinent était venu apporter son témoignage sur son orientation sexuelle et la difficulté qu’il avait à trouver de l’aide dans sa situation. Je dis « encore » abstinent parce que, bien sûr, en lisant son témoignage, on sentait la tentation constante et lui-même ne savait pas s’il arriverait à la canaliser toute sa vie.
Beaucoup de gens ont qualifié mon héros de criminel potentiel. Mais nous sommes tous des criminels potentiels. Par contre, nous avons tous la possibilité de recevoir de l’aide si nous appelons au secours. Même pas forcément celle d’un psychologue. On se décharge quotidiennement de nos petites frustrations par la parole (un patron agressif, un voisin hargneux…), on ne s’en rend pas compte, mais le fait de parler aux autres, de retrouver nos propres petits malheurs dans leurs expériences et de sentir leur soutien nous aide au quotidien.
Le pédophile n’a jamais droit à ça. Personne ne peut dire à son entourage qu’il est attiré sexuellement par les enfants. Même s’il ajoute ensuite qu’il n’en a jamais touché et n’en touchera jamais (pas plus que vous n’étranglerez votre patron abusif), il sera définitivement jugé comme un pervers qu’on ne peut plus fréquenter.
C’est le poids de ces non-dits qui m’a écrasée en lisant ce témoignage, l’impression qu’il fallait d’urgence essayer de faire sortir ces mots avant que la pression ne fasse tout exploser.
Avez-vous construit ce texte comme les autres, par exemple Juste pour un souffle paru dans le recueil Elément II : l’Air ?
Oui et non. On peut retrouver certaines constantes dans ma façon d’écrire. Le fait en général d’essayer de me mettre à la place de personnages très différents de moi, souvent pour permettre au lecteur de partager leur souffrance et peut-être de les comprendre. Celle d’un flic désabusé. Celle d’une mère dont l’enfant est mourant. Celle d’une vieille dame qui souffre de solitude.
Mais avec Présumé Coupable, le défi était beaucoup plus grand, d’autant plus que c’était ma première parution solo. Et le sentiment d’urgence ne m’a pas quittée. J’avais lu la souffrance d’un homme qui ne pouvait pas s’exprimer, je devais la relâcher d’une façon ou d’une autre, sans quoi elle m’aurait étouffée.
De ce fait, le livre s’est écrit très vite. Presque tout seul. Si je devais résumer en termes techniques, il y avait peut-être moins de « méthode », plus un sentiment qui guidait et un synopsis qui est venu de lui-même pour lui donner un cadre.
Certains lecteurs m’ont reproché cela et je ne peux pas le nier. Mon livre ce n’est pas une histoire, c’est un homme.
Pourquoi le héros n’a-t’il pas de nom ?
Au début, c’est venu ainsi. J’écrivais l’histoire par ses yeux et personne ne pense en se disant « Salut, je m’appelle Gaston. » Ensuite, ça aurait pu venir, au premier dialogue. Mais là, ça a coincé. Je ne voulais pas que mon héros s’appelle Jacques ou Benoît ou Fred… Je ne voulais pas qu’on puisse lui donner un nom pour dire « ce n’est pas moi, c’est l’Autre. » Des pédophiles, il y en a. Plus qu’on ne le croit. La plupart d’entre nous en fréquente sans le savoir… et les aime ! Un vieil oncle qui ne s’est jamais marié. Un ami qui n’a vraiment pas de chance avec les femmes. Un mari attentionné avec son épouse mais peut-être pas vraiment amoureux. Un collègue un peu silencieux… Des gens normaux ou atypiques qui se distinguent seulement par leur incapacité à désirer d’autres adultes. Ils n’ont pas davantage choisi leur orientation sexuelle que je n’ai choisi d’être hétéro. Je ne peux pas désirer une femme. Même en me forçant beaucoup, le désir n’est pas là, la projection d’une scène érotique me repousse. Les pédophiles sont victimes de ça au quotidien.
En ne donnant pas de nom à mon héros, j’espérais empêcher le lecteur de trop s’en éloigner. Si possible qu’il se dise « Et si moi, je n’avais pas la chance de désirer des personnes sexuellement compatibles ? ». Sinon, qu’il se dise au moins que ça pourrait être un proche.
Pensez-vous qu’un homme aurait pu écrire la même histoire sans devenir, lui aussi, un présumé coupable ?
C’est une très bonne question, que je ne m’étais pas posée. En toute honnêteté, je pense que ça aurait été bien plus difficile. Même pour moi, en tant que femme, je me suis dit qu’on risquait de se poser des questions. Je pense qu’un homme qui aurait écrit un tel livre aurait sans doute pris le risque d’être regardé avec davantage de suspicion.
Il y a a priori beaucoup de vous-même dans ce livre, est-ce que l’écrire vous a aidée ?
En fait, il y a beaucoup moins de moi dans ce livre que les lecteurs ne semblent le penser. Il y a de moi, en tant qu’auteur comme dans tous mes livres. Imaginer la vie d’une personne, avec ses joies et ses drames, ses faiblesses et ses forces. L’imaginer au point que je dois la raconter pour me soulager de ce poids. Ce n’est pas un choix ou du masochisme. Je fonctionne ainsi. Quand je perçois le drame de quelqu’un, je le ressens au point que ça me ronge parfois. Alors je dois l’évacuer pour continuer à vivre.
Mon propre drame n’a rien à voir avec ce dont je parle dans ce livre (puisque, forcément il ne s’agit pas de quelqu’un d’abstinent). On serait même plutôt dans le cas de quelqu’un qui n’était pas pédophile (au sens « attiré uniquement par des enfants »). D’où peut-être mon besoin de lutter contre les amalgames.
Quant à savoir si ça m’a aidée… En un sens, oui, mais pas directement. Le témoignage de ce pédophile sur Internet m’a fait beaucoup de mal, « l’évacuer » m’a permis de me sentir mieux. La crainte que quelqu’un (pédophile ou violeur d’enfants) puisse un jour faire du mal à mes enfants est peut-être plus présente chez moi que chez la plupart des parents. Elle est juste moins formatée par l’image médiatique. Je n’ai pas une très grande influence sur la société en général ; mais, si je peux au moins apporter une toute petite contribution au fait que quelques personnes réfléchissent différemment au problème, j’aurai, d’une certaine façon, sublimé ce qui m’est arrivé.
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