Nuit du tagueur (La)

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On le sait, le roman noir est une étagère qui accueille tous les styles, souvent les meilleurs, en tout cas les plus inventifs. Mais jusqu’à la Nuit du Tagueur de Nathanaël Fox, je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer une telle expérience littéraire de dynamitage des limites. Tout se passe comme si l’auteur avait décidé d’emporter le lecteur au-delà des apparences du quotidien, mais de manière subreptice, sans en faire une démonstration ou une technique. Comme dans les romans étranges de Marcel Aymé ou bien de Didier Van Cauwelaert, son élève le plus magistral, on saute dans l’irrationnel sans préalable aucun, au détour d’une phrase anodine.

On pourrait craindre, à lire les lignes précédentes, un obstacle insurmontable qui serait celui de la « prise de tête », mot abominable aujourd’hui, traduisant la haine d’une génération de lecteurs décérébrés vis-à-vis du moindre effort mental. Mais tel n’est pas le cas, tant Nathanaël Fox entend nous promener plutôt que de nous semer dans des doutes hyperboliques. Son style efficace et pur, le tracé en grandes lignes dynamiques de l’histoire, la justesse des personnages, tout cela prouve que l’auteur maîtrise son art et sait nous entraîner dans une recherche infernale.

À l’opposé des polars dits intellectuels, laborieusement mis en œuvre par des spécialistes de la linguistique ou de la psychanalyse, qui sont prétextes à une vulgarisation plus ou moins réussie des concepts anthropologiques et des sciences humaines, il n’y a ici ni pédanterie ni forfaiture. Nous sommes bien dans un roman d’investigation dont Fox respecte soigneusement les règles du genre, en partant d’une intrigue minimaliste et logique : Richard Killroy s’inquiète du comportement et des fréquentations de son fils David. En effet, depuis qu’il a rejoint un groupe de tagueurs, les HMJ, dont l’un des membres a été tué de manière mystérieuse, David s’absente de longues nuits et cultive le mystère. Avec l’aide d’un improbable commissaire Merle, débonnaire et esthète, et de Gina, son ex-épouse, Killroy part à la recherche de David, sans savoir vraiment où le mènent ses pas.

Voici le fil conducteur du roman qui concilie presque les trois unités classiques, de temps, de lieu et d’action, mais au lieu de faire passer le courant qui éclaire, ce fil rouge transmet l’énergie explosive qui bouleversera de fond en comble l’architecture du livre. C’est une finalité assez normale si l’on considère que La nuit du tagueur est un polar surréaliste, au sens premier du terme, tel qu’il fut forgé par André Breton dans son Manifeste. Il s’agit d’une écriture libre, qui reprend les virevoltes de la pensée, sans a priori ni barrières, et qui ouvre sur un monde onirique. Un monde sans amour, où les êtres se côtoient, communiquent, mais en utilisant des mots qui les séparent plus qu’ils ne les confortent. Un monde de désillusion, dans lequel Killroy, cet homme qui porte le nom d’un graffiti célèbre pendant la bataille de Normandie, apprend à accepter les limites de son art. Il est peintre, en crise d’inspiration, et il se mesure soudain à l’arrogante vitalité créatrice des jeunes qui ont transformé leur ville en exposition permanente.

Dans un espace rurbain, chargé de messages et de tags, de ruines industrielles et de friches sauvages, l’enquête de Killroy se transforme alors en errance, ou bien si l’on s’élève au-dessus de lui, si on le considère depuis l’espace, si l’on adopte le point de vue héliporté de Clint Eastwood dans le travelling final de ses Dirty Harry, elle prend la forme d’un gribouillis, d’une rature, voire d’une signature. Un texte illisible qui cherche son sens. Pire encore, un sens qui ne se déchiffre pas.

Voici donc quelques-unes des questions qui sortent de ce livre comme autant de lapins excités d’un chapeau de magicien. Un livre étonnant et fort qui nous fait dépasser nos propres repères et nous fait rêver. Car c’est ainsi que vivent les hommes, marquant leur territoire de manière inconsciente, et c’est ce que veut nous faire ressentir l’auteur, dans cette belle réussite romanesque.

Nathanaël Fox, La nuit du tagueur, Riveneuve Editions, Paris, 2011, 195 p., 15 €

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