Du sucre et de l’amour par Christophe Maggi

La porte grinça lourdement sur ses gonds. Jonathan fit un pas dans le hall et tâta le mur pour trouver un interrupteur. Il ne fonctionnait pas. La maison sentait le renfermé, l’humidité, le vieux, la mort et la châtaigne. Le long couloir qui se déroulait jusqu’à la cuisine était faiblement éclairé par la lumière encrée d’un soir d’automne. À l’extérieur, les branches des arbres s’agitaient doucement et, avec ce ciel lourd, ces senteurs de sous-bois, ces murs au papier peint décrépi, il régnait une ambiance funèbre. Rebecca, sa femme, élégamment vêtue d’une courte jupe rouge moulante et d’un chemiser blanc trop serrant, attendait sur le seuil. Elle jeta un regard furtif à l’intérieur de la maison mais n’entra pas. Jonathan rejoignit la cuisine en faisant craquer lamentablement le plancher sous ses pas. Il essaya de nouveau un interrupteur mais eut pour seule réponse le cliquetis de la bakélite. L’ampoule du plafond le narguait, résolue à ne pas s’allumer. Il regarda autour de lui puis héla sa femme.

— Becky ! Entre ! Il n’y a plus d’électricité.

— Tu n’as pas envie de trouver des bougies ? lui répondit-elle sans bouger.

— Mais, ma chérie… tu crois que je sais où il rangeait ses affaires ? Je n’ai jamais mis les pieds dans ce taudis.

— Il nous aurait même invités que je ne serais pas venue !

Alors que Jonathan fouillait les tiroirs de la cuisine à la recherche de bougies et d’une boite d’allumettes, il vit, par la fenêtre du jardin, la grande prairie qui se perdait derrière la maison. Ce qui fut jadis une pelouse était totalement laissé à l’abandon ; un résidu de clôture en bois achevait de s’écrouler lentement et derrière ce triste spectacle se trouvait une sombre zone boisée aux hauts arbres touffus et inquiétants, une forêt de charmes plongée dans la pénombre. Jonathan savait que les terres forestières étaient celles de son père. Il avait entendu parler des hectares de bois qu’il avait acquis mais n’en savait pas plus. Quelle curieuse impression d’être entouré de charmes dans un décor qui en manquait tant !

 

Finalement, c’est dans une armoire de la cuisine, entre une rangée de pots de miel et de paquets de sucre en sachet que Jonathan trouva une lampe-tempête fonctionnelle. Il l’alluma et, très fier de sa découverte, alla accueillir sa femme sur le pas de la porte pour l’inviter à entrer dans la demeure de son père.

La silhouette de Rebecca se découpait dans l’embrasure de la porte et la vision de la plantureuse poitrine de sa svelte épouse l’émoustilla. Ses boucles d’oreilles étincelaient en reflets rougeâtres et or sous les caresses du soleil se couchant à l’horizon et il sentait son parfum de vanille porté par la douce brise du soir frétiller sous ses narines. Cette odeur sucrée l’avait toujours excité… comme sa femme.

En lui tendant la main, il aperçut sur le chemin de terre qui serpentait devant la maison un homme, certainement un fermier du coin, qui arrivait d’un pas alerte.

— Holà, s’enquit le vieil homme en faisant un grand signe de la main.

Le couple attendit que l’homme, vêtu d’une sale salopette en jeans et d’un chapeau de paille tout effiloché, approche. Il sentait le poulailler.

— Bien le bonjour ! Je suppose que vous êtes le fils Moore ?

— Oui, en effet.

— Je suis Johnny mais tout le monde m’appelle Old John. J’habite la maison en bois que vous apercevez entre les arbres… Vous êtes passé devant chez moi pour venir ici. Dites donc, vous arrivez bien tard, ça fait trois semaines que votre père repose au cimetière, dit-il sur un ton de reproche.

— Nous avons été avertis fort tardivement de son décès et puis il y a six cents kilomètres de route… et je dois dire que ça fait des années que nous ne nous parlions plus.

— Je sais. Une sacré tête de mule votre père ! Vingt-sept ans sans voir son fils… sans même lui dire où il habite… Tout ça pour une histoire de divorce…

Le vieil homme fit une pause. De ses gros doigts velus, il sortit une blague de tabac de la poche de sa chemise rouge à carreaux et se mit à rouler une cigarette dans une feuille de maïs.

— C’est moi qui ai prévenu le notaire de votre existence. Je ne crois pas que le vieux se serait cassé la tête pour vous retrouver sans cela. Il faut dire qu’ici, on est peu nombreux. On est très isolés… et des étrangers on n’en voit pour ainsi dire jamais.

Le vieil homme mâchait ses mots et avait un accent des paysans du Sud qui le rendait difficile à comprendre. Il dévisagea Rebecca.

— Trente-sept habitants, ma petite dame. Ouais ! Comme je vous le dis, nous sommes trente-sept habitants ! Alors vous pensez bien que le notaire, il s’en bat le haricot de retrouver un citadin pour lui refiler une bicoque toute délabrée et des hectares de bois dont personne ne veut.

— Comment ça, des bois dont personne ne veut ? Ce sont des charmes ! Ça a de la valeur ! reprit Jonathan interloqué.

— Oh ! Personne n’achètera vos terres. Pas des gens du coin. Vous savez, votre père, il n’y a plus grand monde qui le supportait par ici et je suis le dernier avec qui il échangeait encore quelques mots.

Il cracha par terre les morceaux de tabac qui collaient à ses lèvres.

— C’est un peu à cause de lui qu’on a eu des ennuis. Mais bon, c’est une longue histoire et je ne voudrais pas effrayer madame. Je suppose que vous ne resterez pas ?

Jonathan était de plus en plus troublé par les paroles du vieil homme. Il regarda sa femme et avant même qu’elle n’ait le temps de prononcer un seul mot, il baragouina :

— Nous resterons le temps nécessaire à régler la succession. Je suppose qu’avec trente-sept habitants, il ne doit pas y avoir de motel dans le coin donc nous logerons dans la maison. Puis, le temps de la mettre en vente, de trier les affaires de mon père, nous repartirons… dans quelques jours.

— Mouais !

Le vieil homme parut embêté. Il alluma sa cigarette et une énorme fumée jaunâtre sortit de ses narines. Il toisa le couple, voulut dire quelque chose mais se ravisa en chassant cette idée d’un curieux revers de main.

— Je repasserai dans une heure. Cette nuit, c’est pleine lune et ici il y a des traditions. Je vous expliquerai. Je ne voudrais pas que ça finisse mal.

Le vieil homme et son ombre de mystère s’en allèrent en saluant le couple. Il marchait avec les pieds écartés et le dos voûté. En contournant la vieille barrière de bois qui avait dû un jour être blanche, il se retourna et ajouta en faisant signe de la main :

— Et demain, je vous présenterai le notaire… comme ça, ce sera vite réglé et vous rentrerez rapidement chez vous.

Rebecca regarda son mari. Ils restèrent perplexes sur le pas de la porte puis, après avoir jeté un œil au ciel menaçant et aux nuages gris qui descendaient de la colline, ils se décidèrent à entrer. Le vent se levait et le soleil s’enfonçait lentement derrière les arbres.

La flamme de la lampe vacillait et dessinait d’inquiétantes ombres sur les murs défraichis. Des lueurs et des reflets fantomatiques traversaient les fenêtres, renforçant le sentiment d’oppression qui avait gagné le jeune couple, peu habitué aux ambiances rustiques loin de leur confort habituel. La maison en bois, assez laide et sans style, était petite et très encombrée. Rebecca n’osa pas s’assoir ni quitter son mari. Elle regardait d’un œil méfiant les meubles grossiers, le fatras qui trônait dans les trois pièces du bas, le tapis au sol qui devait grouiller de vermine et les affreux trophées de chasse accrochés aux murs. Elle se sentait épiée par les yeux absents des cervidés empaillés et défiait avec méfiance les bois de chevreuils qui formaient de funestes ossuaires décoratifs. Seule la grande bibliothèque qui recouvrait tout un mur la rassurait quelque peu.

Jonathan s’affaira à enflammer un fagot de branches mortes dans la cheminée et y plaça ensuite deux grosses buches. La pièce s’échauffa lentement et le feu ouvert éclairait déjà un peu plus la salle de séjour.

— Il est hors de question que je dorme ici.

— Mais … Becky, il n’y a pas de motel.

— Je dormirai dans la voiture. Si ça se trouve, le fantôme de ton père hante le chalet. Ça sent la mort et la vieille charogne. Ça doit faire quatre cents ans qu’on n’a plus aéré ici.

Elle eut un geste de dégoût. Jonathan savait qu’il ne fallait pas la contrarier. Elle dormirait certainement dans la voiture, lui se contenterait du divan.

Une bouteille de whisky trainait sur un guéridon. Jonathan attrapa deux verres qu’il essuya avec un pan de sa chemise et servit de bonnes rasades du breuvage écossais qui sentait bon la tourbe et l’iode. Le feu crépitait tendrement. Rebecca avait délicatement posé ses fesses sur le bord d’un divan en velours usé qui ne semblait pas trop sale. Elle regardait les livres dans la bibliothèque.

— Regarde ! Au moins, ton père avait de bonnes lectures.

Jonathan s’approcha et lut, la tête penchée, les titres des livres qu’il voyait. Il en attrapa un et le feuilleta. C’aurait pu être une soirée bucolique passée en amoureux au coin du feu mais… du divan, Rebecca vit des ombres se mouvoir au loin près des arbres. La nuit tombait rapidement.

Rebecca approcha de la fenêtre. Les ombres évanescentes se déplaçaient à la lisière de la charmeraie. Elle colla son nez à la vitre et appela son mari.

— Il y a des gens qui sortent des bois.

Jonathan approcha à son tour de la fenêtre. Épars, il pouvait apercevoir des petits groupes de silhouettes qui sortaient des sous-bois et marchaient en direction des habitations. Ils étaient encore trop éloignés mais au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, le couple put observer des enfants déguisés qui déambulaient en silence au clair de lune. Ils pensèrent tout d’abord à un cortège d’Halloween mais ce n’était pas la date de la fête ; de plus le cortège semblait bien étrange. Intrigués, ils n’arrivaient pas à décoller leurs visages de la vitre. Ils étaient absorbés par le curieux manège.

Soudain, un bruit sourd retentit derrière eux. Rebecca sursauta et émit un cri de peur. Jonathan se retourna brusquement et renversa son whisky. Sa terreur fit place à de la colère et il hurla :

— Ça vous prend souvent de rentrer chez les gens comme ça ? Vous nous avez fichu une de ces peurs !

Old John se tenait devant eux, silencieux, dans l’obscurité. Sa silhouette se fondait dans la pénombre de la pièce.

— J’allais être en retard. Venez.

Le couple resta surpris et suivit Old John dans la cuisine. Sans hésiter, ce dernier ouvrit un grand buffet. Il était empli de friandises. Il y avait là des barres chocolatées aux céréales, d’autres sans céréales, des caramels durs au miel, des plaques de chocolat noir, blanc, au riz soufflé, aux noisettes, aux amandes, des massepains, des guimauves, des pâtes de fruits, toutes sortes de gommes multicolores dans de grands pots en verre, des biscuits secs aux pépites de chocolat, aux raisins secs, des cookies, des gaufrettes et des réglisses. À côté, bien rangés, plusieurs pots de miel et de confitures et des sachets de sucre. Old John prit plusieurs paquets et sortit dans le jardin par la porte de l’arrière-cuisine. Le couple, stoïque, le regarda s’affairer en se demandant dans quel épisode de Twilight Zone ils s’étaient perdus. Old John se dirigea vers une vasque brillante posée sur une souche d’arbre. Il y déposa le contenu des paquets de friandises, versa par-dessus un pot de confiture et recouvrit le tout de miel qu’il saupoudra de sucre perlé. Les sucreries et les biscuits formaient une pyramide dégoulinante et rutilante.

 

Le groupe d’enfants était maintenant à mi-chemin : ils franchissaient la barrière du jardin. Old John revint précipitamment et ferma la porte derrière lui. Il poussa le couple vers la fenêtre et leur désigna les alentours.

— Regardez, à chaque pleine lune, dans le village, nous faisons ça. C’est votre père qui nous a appris. Ça évite bien des problèmes. Vous voyez là au loin, le point brillant, c’est le plateau qui est à l’extrémité de ma propriété et plus bas vous pouvez apercevoir un autre groupe. Ils se dirigent vers mon jardin. Ils adorent ce qui brille… et les sucreries.

Une vingtaine d’individus, curieusement déguisés, approchaient de la vasque qui brillait comme un miroir dans la nuit noire, répondant à l’éclat de la pleine lune. Les enfants, sans vraiment se précipiter, encerclèrent la souche d’arbre et se servirent de sucreries dégoulinantes. Ils enfournaient de grandes quantités de friandises dans leur bouche et ne prenaient ni la peine de croquer, ni de mâcher. Le miel coulait sur leurs doigts boudinés.

 

À cette distance, Rebecca pouvait voir distinctement leurs traits. Elle plissa les yeux et les contempla. Puis, comprenant que quelque chose dénotait, elle émit un petit cri de stupeur.

— Mon dieu ! Qu’est-ce que c’est que ces déguisements ?

— Ils ne sont pas déguisés, ma petite dame.

Jonathan s’approcha pour mieux voir. Vêtus de lambeaux de vêtements colorés, usés et salis, et certains de peaux de bêtes déchirées, les petits bambins avaient de grosses têtes déformées. Ils étaient très sales. Ils avaient un crâne rond, plus grand que la normale, clairsemé de touffes de cheveux, deux petits yeux ronds très enfoncés sous des masses de chair et une énorme bouche qui déformait complètement leur visage. Les lèvres étaient étonnamment boursoufflées et démesurées, elles étaient grosses comme des poings fermés et distendaient affreusement leurs traits en une proéminence répugnante. Cette malheureuse déformation les empêchait de fermer correctement la bouche. Ils n’avaient que de très petites dents et certains n’en avaient pas du tout. Leur tête semblait lourde et douloureuse à porter. Ces petits êtres faisaient pitié à voir et paraissaient terriblement tristes mais se ragaillardissaient à la vue des sucreries. Quelle diabolique infamie pouvait bien avoir touché ces malheureux ? Ils se mouvaient maladroitement sur de frêles jambes torses en forme de points d’interrogation autour de la vasque. Leur ventre était bombé, chacun semblait avoir avalé une boule de bowling et leurs bras trop courts ressemblaient plus à des cuisses de poulet qu’à des bras humains. Leurs mains étaient disproportionnées par rapport au reste de leur corps. En regardant attentivement, certains de ces êtres hideux et monstrueux devaient être des filles ; d’autres, les moins chanceux, étaient bossus. Finalement, des enfants, ils n’avaient que la taille. Hauts comme des bambins de quatre ans.

Jonathan était choqué. Il avait sous les yeux une monstrueuse parade d’innommables monstres échappés d’un improbable film de série Z. Il ouvrit la porte et sortit sur la terrasse en silence. Il regarda le spectacle avec méfiance et entendit d’affreux bruits de succion qui l’inquiétèrent. Old John, que le spectacle ne semblait pas troubler, voulut retenir Jonathan mais ce dernier était déjà rejoint par sa femme qui avait les yeux écarquillés. Rebecca était hypnotisée et son teint blêmissait.

— Revenez, dit le vieil homme en chuchotant. Il ne faut pas les déranger, ce ne sont que des enfants.

Rebecca se retourna vers le fermier, interloquée.

— Des enfants ? hurla la femme. Des enfants ? Des monstres ! Où avez-vous vu des enfants comme ça ? Dans quel film ? Des évadés de l’Ile du Docteur Moreau[1] ! Qu’est-ce que c’est que ce village de dégénérés ?

Rebecca devenait hystérique, elle ne se contrôlait plus. Elle avait prononcé ces paroles en hurlant, des trémolos dans la voix, noyée sous l’émotion et la tristesse. Elle ne comprenait pas la réalité qui déambulait sous ses yeux. Quant à Jonathan, il restait amorphe, abasourdi par le poids de l’horreur.

Il se retourna lentement vers le vieil homme.

— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? Qu’est-il arrivé à ces… enfants ?

— Rien ! Ce sont les enfants qui vivent dans la charmeraie de votre père.

Rebecca hurla de plus belle.

— Rien ? Il ne leur est rien arrivé ? Comment est-ce possible ? Ce sont des monstres !

— Silence ! Rentrez maintenant, je ne veux pas que vous les dérangiez. Il faut les respecter. Ne les insultez pas.

 

Les enfants avaient entendu les cris aigus de la femme et se tournèrent dans sa direction. Son chemisier blanc brillait au clair de lune et ses bijoux étincelaient et surtout il y avait ce délicieux parfum de vanille qui flottait dans l’air. Ils firent face aux adultes. Et tous purent apercevoir la tristesse et la douleur qui gagnaient de nouveau leur visage fermé et déformé. Leurs yeux, de la taille de petits pois, noirs, étaient emplis de larmes chaudes. Tout le malheur de leur existence se lisait sur leur visage. Ils abandonnèrent leur festin sucré et trottèrent sur leurs petites jambes tordues en direction des adultes.

Old John recula et entra dans la cuisine en soupirant. La situation lui échappait.

 

Jonathan les vit passer sous son nez et sentit cette épouvantable odeur de charogne et d’humus sucré qui émanait de leur corps. Ils se précipitèrent sur Rebecca ; elle était encerclée. Complètement hystérique, elle hurlait en piétinant sur place, la chevelure en bataille. Ils tendirent leurs mains et touchèrent son corps. Ils la reniflèrent bruyamment et humèrent sa délicieuse odeur de vanille. Elle hurla de plus belle, en sautillant. C’en était trop, elle ne put contenir ses émotions. Elle les repoussa et frappa violemment au visage, du plat de la main, un des êtres qui recula de surprise. Le cercle se resserra, les bras se tendirent. Les visages changèrent d’expression. Ceux qui se trouvaient dans son dos tirèrent sur sa jupe, ceux devant attrapèrent ses bras et poignèrent dans sa poitrine. Les doigts crochus se refermaient sur les bouts de tissus. Les boutons de son chemisier volèrent en éclat et tintèrent sur le sol. Jonathan se précipita et en bouscula quelques-uns pour protéger sa femme mais deux groupes de monstres se formaient et sous le nombre, les époux furent séparés. Jonathan hurlait de les laisser en paix et distribuait de grandes claques et des coups de pieds. Voyant que cela était sans effet, il frappa violemment les marauds avec ses poings, écrasant les lèvres charnues. Plusieurs bambins s’accrochèrent à ses jambes et le firent tomber. Plaqué au sol, il ne pouvait se relever et essayait de se protéger des assauts des enfants qui lui enserraient les chevilles et maintenaient ses bras. Tous petits qu’ils étaient, ils possédaient une force insoupçonnée.

Alors que la confusion gagnait son esprit, Jonathan, la joue contre le sol, vit entre les jambes de ses assaillants, le triste spectacle qu’ils réservaient à sa femme.

 

Rebecca fut jetée au sol, ses vêtements réduits en lambeaux volaient en l’air. Des enfants lui arrachaient des touffes de cheveux et les aspiraient dans leurs bouches en un dégoutant bruit de succion. Leurs yeux n’exprimaient plus la tristesse mais l’exaltation ; leurs iris se diapraient et les pupilles se dilataient. Plusieurs sacripants chevauchèrent la pauvre fille et plaquèrent ce qui leur servait de bouche sur le ventre, l’entrejambe, les cuisses, les seins et le visage de la femme. Ils aspirèrent de leurs lèvres gluantes. Leurs lèvres étaient si grosses qu’on ne distinguait plus les traits de la femme. Elle avait une énorme sangsue sur le visage. Elle se tordait au sol dans tous les sens mais plus aucun son ne sortait de sa gorge, celle-ci était obstruée par l’immonde appendice baveux qui aspirait sa langue et son nez. Ses seins étaient complètement déformés et étirés par l’aspiration et son vagin obstrué par la bouche d’un marmot qui se délectait de son intérieur. Il y prenait tellement de plaisir que son petit corps tressautait de spasmes.

Les yeux furent gobés.

Old John n’avait pas bougé et n’avait rien fait pour empêcher cet affreux spectacle. Jonathan vit la lune rire, le sol se teindre de pourpre et les nuages s’écrouler autour de lui. Sa petite Becky se tordait dans tous les sens et son corps se déformait mais Jonathan restait impuissant et condamné à regarder cette triste agonie.

Finalement, après de longues minutes de succion, les monstres qui étaient sur Rebecca se décrochèrent de son corps tels de diaboliques sangsues, pleines, prêtes à éclater et roulèrent au sol tant leurs panses pesaient. Ils avaient le visage écarlate, le ventre encore plus déformé qu’auparavant et semblaient repus. Satisfaits, ils rotaient bruyamment et émettaient des petits claquements de langue. Un timide sourire pinçait leurs lèvres dodues.

 

Jonathan vit que le visage de sa femme avait disparu ; un monstre terminait d’avaler sa langue et sa mâchoire et, à la place de celles-ci, il ne restait qu’un trou béant, ouvert sur la boite crânienne. Ses cuisses étaient creusées et son vagin avait disparu, ses seins éclatés étaient évidés. Il ne restait qu’une carcasse méconnaissable et à moitié exsangue sur le sol de la terrasse, criblée de trous rouges et les chairs à vif. Becky ne portait plus qu’une chaussure à haut talon et son bracelet en or scintillait au sol sous les reflets de la nuit.

Alors, les monstres lâchèrent Jonathan et le groupe qui s’était repu de sa femme se dirigea vers lui et continua à le maintenir au sol. Et ceux qui n’avaient pas encore mangé s’empiffrèrent des rogatons du festin vanillé.

Les bruits de succion reprirent et Jonathan trembla de sanglots. Par l’embrasure de la porte, il vit Old John qui était debout dans la cuisine, appuyé contre le buffet à friandises. Il tendait gentiment un pot de miel ouvert à un des monstres femelles. Cette dernière tenait la main du vieil homme et, hissée sur la pointe des pieds, elle trempait la culotte tachée de sang de Rebecca dans le liquide sucré et la suçait avec passion, les yeux plissés de plaisir.

Le regard de Jonathan croisa celui du fermier et le supplia. Le vieil homme, embarrassé, dit d’un ton abattu et malheureux :

— Je suis désolé pour votre femme mais vous ne m’avez pas écouté ! Comme tous les enfants, ils adorent les sucreries. Ils ne demandent pas grand-chose vous savez… seulement à être respectés et… un peu d’affection et d’amour.

 

Ou en PDF http://www.phenixweb.info/sites/default/files/du-sucre-et-de-l-amour-chr...

 

[1] Island of Lost Souls, film de Kenton de 1932, adapté du roman homonyme de H.G. Wells.

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