De la doctrine à une alchimie de l'amour
"Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche". Nerval
Cher Marc,
Je ne sais ce qu’il en est pour toi, mais, pour moi, dès que le mot "poésie" est prononcé en fantastique, c’est l’avalanche ! Des tonnes de volumes poussiéreux s’écroulent des rayons les plus haut placés de ma bibliothèque, dans un fracas de langues, de rythmes et d’accords différents, sitôt suivis d’une ruée de faunes, spectres, chimères, vampires, statues, sirènes, crânes, squelettes, chevaliers sans têtes et de la Grande Faucheuse en personne, avec ses anges et ses trompettes : l’Apocalypse, Now, à tombeaux ouverts !
Des cimetières entiers s’éboulent : s’y engouffrent des fleuves et des nappes de sang, et des rivières tristes aux pâles Ophélies, des océans gorgés de morts, agités de tempêtes ("ô combien de marins, combien de capitaines.../ Dans le morne océan se sont évanouis !"...), sans oublier les îles, les abîmes sans fond, des cieux et des enfers, des mondes engloutis, s’engloutissant eux-mêmes...
C’est tout ? Presque : il faudrait ajouter des parchemins roulés aux sigles mystérieux, des galops de chevaux et des bruissements d’ailes, corbeaux, corneilles, colombes, chauve-souris, vautours, hiboux, oiseaux mythiques gigantesques ; le frôlement souple, électrique des fourrures de chats dans le noir, tigres géants ou rachitiques mais dont, toujours, le miaulement perce ou déchire la nuit (oh, la façon qu’ils ont de darder leurs prunelles... !). Des soupirs immondes de crapauds (aux yeux d’or pourtant, parfois), et le grignotement furtif des rats rythmant l’avancée sourde des vers sous les cercueils, et le vrombissement étourdissant des mouches, le grattement discret des araignées velues, et les serpents pourris dont les corps gluants, le long d’invisibles suaires glissent, en de tendres et infinies caresses...
Assez, assez !
Mais ce n’est pas fini ! Car des grottes antiques surgissent, hagards, éveillés d’un long somme, les Sphinx, les Minotaures, les Cerbères, les Dragons, les Titans, les Cyclopes, et le Christ, et l’Olympe !
C’est trop, c’est trop ! Nous n’embrassons plus rien, nous sommes embrassés !
Et il y a encore, flottant autour de tout cela comme le voile épais sur la Cité des Anges, les parfums, les drogues, vapeurs d’opium ou de hash, l’encens et l’ambre, les bijoux, les meubles, les drapés, la splendeur orientale, les poisons, le rubis du vin et le vert de l’absinthe, et le musc de la peau, les haleines empestées du relent des charognes, le remugle écoeurant des latrines dans les jardins !
Ouvrons, j’étouffe ! Laissons entrer l’air frais de la Nuit, que tout cela décante, que je respire... Silence :
"Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche !"
Dans le tumulte et la poussière retombés, deux ombres se profilent. Séparées, côte à côte ou se tenant par la main, l’obscurité ne nous permet pas le dire :
"Dans le vieux parc solitaire et glacé/ Deux formes ont tout à l’heure passé. / Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,/ Et l’on entend à peine leurs paroles"(...) . (Verlaine, "Colloque sentimental")
Ainsi, parmi tout ce fatras de croyances, d’objets, de paysages et d’ animaux étranges, le couple se tient-il toujours au coeur de l’inspiration poétique fantastique.
Comment chanter l’amour ? A travers les influences diverses, chacun garde sa sensibilité propre. Si le thème est souvent commun, la musique n’est jamais exactement la même.
Etudiant et adepte enthousiaste de la philosophie de Kant, Novalis, ou, pour l’état civil, le jeune baron Georg Philipp Friedrich von Hardenberg, que la phtisie terrassa à l’âge de vingt-huit ans et dont l’oeuvre, comme le Faust de Goethe, fut traduite en français par Nerval, s’interroge sur la doctrine de l’amour. Certains prétendent que "Les Disciples à Saïs" et les "Hymnes à la Nuit" tiennent davantage du merveilleux que du fantastique. Le poète, qui en sait peut-être un peu plus long au sujet de son oeuvre que la critique, parle bien quant à lui de "fantastique".
Pourquoi choisir de parler de Novalis ? Pour son nom, tout d’abord, qui fait rêver, et les circonstances de sa naissance, en 1772, le jour d’une éclipse de soleil :
"Et le monde nouveau subitement paraît,/ Qui éclipse l’éclat du plus brillant soleil/ A présent qu’on voit poindre hors des ruines moussues/ Un avenir d’une splendeur prodigieuse/ et que tout le banal avec l’habituel/ Dorénavant se montre étrange et merveilleux" (...). "Le voici donc ouvert, le règne de l’Amour !(...) Le monde se fait rêve ; et rêver devient monde./ Ce qu’on croyait, en fait, être arrivé déjà,/ On peut le voir, de loin, qui seulement s’avance./ L’Imaginaire est libre et peut vivre à sa guise, Il peut régner enfin, et tisser ce qu’il veut...".
Pour la sensualité de l’amour physique et mystique ensuite, à laquelle se mêle la présence déjà tangible de la mort, hélas prévisible, qui guette le poète. Notons cependant que cette dernière, loin d’être un ensevelissement, est une nouvelle étape dans le cycle de la vie :
"Le site s’enlevait doucement en hauteur, et sur le paysage flottait mon esprit libéré de ses liens, né à nouveau. (...) Les millénaires passaient au loin comme un orage. Et ce furent des larmes d’extase que je versai sur son épaule, au seuil de la vie nouvelle".
Empreinte de la sensation de "déjà vu", et de la certitude philosophique que la réalité est un "contresens entier", la poésie de Novalis est avant tout un acte destiné à fabriquer et à réaliser du rêve. Un rêve amoureux, sensible, qui se révèle vibrant de désir dans les "Chants religieux" :
Un jour, tout sera corps,/ Unique corps,/Et dans le sang céleste baignera/Le couple bienheureux./ Oh l’immense Océan,/ Que ne se rougit-il déjà !/ Et le rocher, que n’émerge-t-il pas,/ Que n’est-il chair exquise et parfumée ! (...)/ Toujours plus affamé, /Plus assoiffé devient le coeur :/ Et c’est ainsi qu’à travers les éternités/ La volupté d’amour dure et se perpétue".
Qu’on n’aille surtout pas confondre cette communion au Corps et au Sang avec un acte vampirique, car l’idée de putréfaction en est totalement absente : c’est d’un corps et d’un sang vivants, glorieux qu’il s’agit, et non pourris comme dans les amours morbides de Poe ou de Baudelaire, où les chairs véreuses tombent en lambeaux ! Radieuse toujours, chez Novalis, la chair !
Rien à voir non plus avec les Premières Communions de Rimbaud, clouant au sol "les fronts des femmes de douleur", où se profilent les images de viol, le regret de la virginité ou d’un amour exclusivement païen : "Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :/ Et mon coeur et ma chair par ta chair embrassée/ Fourmillent du baiser putride de Jésus !"
La communion des corps et des esprits chez Novalis est pure, le Christ pourvoyeur et non voleur d’énergies.
Et si dans les Chimères de Nerval la croix demeure un élément isolé, (la vision glaciale du jardin des oliviers), le couple, lui, se retrouve dans la communion au Dieu-Nature, dans la même sensation de déjà vu et la fusion futur-passé qui constitue pour lui le point d’ancrage de l’amour :
"La connais-tu Daphné, cette ancienne romance,/ Au pied du sycomore ou sous le laurier blanc,/ (...) Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?/ Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense,/ Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents, / Et la grotte fatale aux hôtes impudents, Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?/ Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !"
L’influence du romantisme allemand, de Novalis et de Goethe est aussi sensible chez Germain Nouveau, dont l’énergie positive des Valentines ("Savoir aimer suffit, savoir aimer délivre !") et de "La Doctrine de l’Amour" est mêlée d’un appel à la Mort, "dernière Hôtesse" : "Viens, toi, la plus affreuse et pourtant la meilleure...". "Où sont nos amoureuses ? Elles sont au tombeau..."
Ce penchant morbide vers la mort et/ou la morte se trouve accentué chez les poètes par la lecture de Poe et de l’oeuvre de ses traducteurs, Baudelaire et Mallarmé. Edgar Allan Poe, lui, fait se lever et s’aimer les fantômes, les morts, les vampires à travers la nostalgie permanente de l’amour perdu, la disparition de la bien-aimée : "The Raven", le corbeau, l’âme de Lénore traverse la littérature, lu, traduit et repris par tous, y compris par Verlaine dans ses premiers "Poèmes Saturniens" (plusieurs poèmes portant le titre de "Nevermore !").
"Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du coeur : je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, - ah ! jamais plus !". (on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement, ici, avec la "clarté déserte de la lampe" de Mallarmé dans "Brise Marine"). "Alors, il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient les séraphins dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre. « Infortuné ! - m’écriai-je, - ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! Bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! ». Le corbeau dit : « Jamais plus ! ».
Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, - jamais plus !".
Putride, dans ce contexte, oui, la communion à la chair ! C’est "Le vampire", "Le revenant", le "De profundis clamavi", "La Danse macabre", enfin, summum de l’horreur, "La Charogne" de Baudelaire : "Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,/A cette horrible infection,/Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,/ Vous, mon ange et ma passion !" (La Charogne) ; "Je te donnerai, ma brune,/Des baisers froids comme la lune/ Et des caresses de serpent/ Autour d’une fosse rampant...". ("Le revenant").
C’est encore, entre autres, "La Sérénade" de Verlaine : "Et pour finir je dirai le baiser/De ta lèvre rouge/Et ta douceur à me martyriser - Mon Ange ! Ma Gouge !".
L’étreinte est gluante qui unit la vie et la mort, plongeant les amants dans la nuit éternelle. Et Verlaine, ce grand cynique qui affirme ne pas croire à l’Amour, "cette vieille ironie", et dont l’âme déjà "Pour d’affreux naufrages appareille", - Rimbaud est tout proche -, préfère quelquefois en revenir à Goethe, à l’embrassement propre et mystérieux des spectres, dans le décor "correct" d’un jardin de Lenôtre : "C’est plutôt le sabbat du second Faust que l’autre,/Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement /Rythmique. (...) "Et voici qu’à l’appel des cors/ S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,/Diaphanes, et que le clair de lune fait/ Opalines parmi l’ombre verte des branches (...)".
Mieux vaut chanter, encore, plutôt que l’étreinte elle-même, le Souvenir de l’amour, de l’aimée, la Lénore de Poe, l’"Unda" de Lovecraft, - c’est-à-dire, non pas tellement la femme, mais l’instant à la fois sombre et lumineux du déjà-vu -, le "Crépuscule du Soir Mystique" :
"Le Souvenir avec le Crépuscule/Rougeoie et tremble à l’ardent horizon/De l’Espérance en flamme qui recule/ Et s’agrandit ainsi qu’une cloison/ (...) S’élance autour d’un treillis, et circule/ Parmi la maladive exhalaison/ De parfums lourds et chauds, dont le poison/ - Dalhia, lys, tulipe et renoncule -/Noyant mes sens, mon âme et ma raison/Mêle, dans une immense pâmoison,/ Le Souvenir avec le Crépuscule". Rappel évident de "l’Harmonie du soir" de Baudelaire : "Valse mélancolique et langoureux vertige ! (...) Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,/Du passé lumineux recueille tout vestige !/ Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !".
Implacable doctrine de l’amour, donc, chez nos poètes, froidement disséquée et expliquée par Verlaine :
"Le Bonheur a marché côte à côte avec moi ; /Mais la FATALITE ne connaît point de trêve : / Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,/ Et le remords est dans l’amour : telle est la loi.- Le Bonheur a marché côte à côte avec moi".
Fervent imitateur de Baudelaire, lecteur acharné des auteurs "english", le jeune Rimbaud ne déroge pas à la règle : rien de plus classique, de plus baudelérien, hugolien même, dans le ton, le rythme, les images, que son "Ophélie" : "Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles/La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,/ Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... /- On entend dans les bois lointains des hallalis (....) C’est que la voix des mers folles, immense râle,/Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;/ C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,/Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux ! / Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !"...
Notons au passage la singulière tendance de Rimbaud à se situer du point de vue du personnage féminin et non masculin, contrairement aux autres poètes.
Son regard évolue cependant : sous l’obédience classique sourd déjà la révolte, le désir d’un amour plus cosmique, plus mystérieux, plus fantastique encore : "L’étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles,/L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ; /La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles,/Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain."
La doctrine de l’Amour se transforme peu à peu chez l’ambitieux poète en Alchimie de l’amour, jetant au panier Novalis qui proclame au contraire la venue de temps nouveaux où "nombres et figures ne seront plus /La clef de toutes créatures", et où "tous ceux qui s’embrassent et chantent/En sauront plus que les savants profonds" ! Rimbaud sera, il l’affirme, ce savant, ce "Voyant", qui détient "la clé de l’amour", qui inventera un langage nouveau, le maître de l’"Alchimie du verbe"(dont il se réserve, hélas pour nous, la traduction !). "C’est la vision des nombres. Nous allons à l’ESPRIT". De cette vision naît la chanson, énigmatique, "de la plus haute tour" ("Ah, que le temps vienne/où les coeurs s’éprennent"), ou l’"Eternité" : "Ame sentinelle/ Murmurons l’aveu/De la nuit si nulle/Et du jour en feu./Des humains suffrages,/Des communs élans/Là tu te dégages/ Et voles selon.(...) /Là pas d’espérance. /Nul orietur./Science avec patience./Le supplice est sûr." ou encore : "J’ai fait la magique étude/du Bonheur,/ Que nul n’élude..."
La seule doctrine reste le "dérèglement des sens", prévisible déjà dans "Le Bateau ivre" où le poète aspire à une liberté totale, "dispersant gouvernail et grappin" : "ô que ma quille éclate ! ô que j’aille à la mer !"
On connaît le sort échu à pareille doctrine et semblable alchimie, des "Saisons en Enfer" aux "Illuminations" :
"J’attends de devenir un très méchant fou."
Doctrines de l’amour aussi, donc, dans la foulée de Nerval, de Rimbaud et de Mallarmée, l’hermétisme et l’ésotérisme, comme dernier refuge du fantastique en poésie, et au-delà des chapelles littéraires, philosophiques ou religieuses, peut-être, la Folie véritable...