The Dark Knight, le chevalier noir
De mystérieux braqueurs masqués se lancent à l’assaut d’une banque tout en s’éliminant entre eux jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un… Ce scénario aurait pu servir un long métrage à lui tout seul. Pourtant, il ne s’agit que de la scène d’exposition de « The Dark Knight », qui en quelques minutes, repousse les limites cinématographiques du film de braquage que Michael Mann avait déjà explosées dans « Heat ». Et ce n’est que le début. Il reste encore 2h20 de projection, qui vont mettre vos nerfs, vos neurones et vos certitudes à rude épreuve.
Bienvenue chez Christopher Nolan.
Alors que Tim Burton faisait entrer Batman dans son univers, Chris Nolan en taille un sur mesure pour Batman. Celui de Burton était cartoonesque, féérique, préfabriqué, celui de Nolan est noir, dantesque, incroyablement humain pour un film inspiré d’un super héros de comics. Un film d’action intelligent, psychologique, philosophique, sociologique, à faire passer « Matrix » - qui fait pourtant référence en matière de blockbuster métaphysique -, pour un film d’ados. Dans la lignée de Night Shyamalan qui allait chercher le super héros dans sa triste humanité afin de le rendre plus crédible (cf « Incassable »), Nolan humanise Batman, le Joker et Pile-ou-Face, devenus ici des êtres de chair et de sang. Toute ressemblance avec des personnages réels n’est pas fortuite. Et là, nous sommes au cœur des thèmes de « The Dark Knight » en prise directe avec la réalité. Au delà du bien et du mal, Nolan développe les théories du chaos, de l’instinct, du hasard, adopte un discours sociologique sur les masses qui subissent la corruption mais ne veulent pas être complices, et offre une vision du monde contemporain, entre déterminisme et arbitraire, qui nous renvoit au terrorisme, à l’interventionnisme, au conditionnement, à la corruption, à la mondialisation. C’est d’ailleurs la première fois que l’on voit Batman quitter Gotham City, en l’occurrence pour Hong Kong, plaque tournante de la finance internationale.
Batman est un homme traumatisé par son enfance, amoureux frustré, obscur marginal, peu soucieux d’assouvir un besoin de reconnaissance ou d’appartenance. Il est guidé par son seul désir de voir régner l’ordre et la justice. Les moyens qu’il emploie pour y arriver sont ceux de ses ennemis : la force, la violence, l’abnégation. Il pratique le KFM (Keysi Fighting Method), art martial qui carbure à l’instinct animal présent en chacun de nous. Son énergie est l’adrénaline, la rage, la vengeance, la haine. Batman symbolise le pouvoir fort, qu’il soit militaire, policier, impérialiste, nécessaire à l’établissement de la démocratie qui ne peut se restaurer toute seule. Christian Bale, plus froid et distant que jamais, incarne à merveille ce samouraï des temps modernes.
Le Joker, lui, réhabilite après Nietzche, la notion de désordre, aussi indispensable à l’ordre que le Joker l’est à Batman ou que Ben Laden l’est à Bush. Ordre et désordre sont indissociables, contrairement à ce que la morale cherche à nous faire croire. Le Joker est l’illustration même de la théorie de l’instinct qui considère l’agressivité comme une pulsion innée au même titre que la soif, la faim et le désir sexuel. Personnage freudien, il trouve en Batman un exutoire à son agressivité démesurée. Il libère celle-ci en frappant sur un adversaire à sa mesure, en assassinant les symboles du pouvoir, en terrorisant la population. Il n’est motivé ni par l’argent, ni par le pouvoir, ni par le sexe, mais par la seule libération de ses pulsions destructrices. Sorte de Ben Laden clownesque, artisan du chaos, il est incontrôlable, ce qui le rend encore plus terrifiant.
L’interprétation qu’en fait Heath Ledger est prodigieuse. Il est habité par le Joker, crasseux, mégalo, mytho, psychotique. Il suffit de le regarder dans la scène où, déguisé en infirmière, il fait sauter un hôpital. A ce moment-là, Ledger ne joue pas un fou. Il « est » fou. L’acteur s’est cloitré pendant le tournage pour s’approcher au plus près de son personnage. Est-ce cela qui l’a conduit à la mort ? A-t-il réellement basculé à l’instar d’un personnage de Nolan ? En tout cas, son visage entaillé et peinturluré restera gravé longtemps dans nos mémoires.
Personnellement, je lui donne l’oscar posthume.
Pile-ou-Face symbolise la théorie du hasard. Avant de basculer du côté de la force obscure, il était Harvey Dent, procureur intègre, chevalier blanc combattant pour la justice. Il utilisait une pièce de monnaie à double face pour créer sa propre chance et maîtriser le destin. Mais après avoir été défiguré, il réalisera qu’une face de sa pièce a été brûlée comme son visage, rendant ainsi les deux côtés différentiables. Il continuera à l’utiliser en s’en remettant désormais au hasard, intimement lié à l’instabilité et à l’imprédictibilité. En ce sens, sa théorie du hasard rejoint celle du chaos défendue par le Joker. Aaron Eckhart était l’acteur idéal pour exprimer toute l’ambigüité de ce personnage schizophrène.
Au milieu de ces personnages fêlés, à la fois humains et mythiques, l’inspecteur de police Jim Gordon, honnête et besogneux, joué avec la précision d’un orfèvre par un Gary Oldman lui aussi méconnaissable, est la dernière branche non pourrie auquel le monde civilisé se raccroche pour ne pas sombrer dans le chaos.
Le casting n’a prévu qu’une seule femme, Rachel. Malheureusement, c’est la petite tache qui empêche « The Dark Knight » d’être un film parfait. Car non seulement ce personnage féminin est inconsistant, mais il est incarné par Maggie Gyllenhaal, encore plus tarte que l’était Kathie Holmes dans « Batman Begins », alors qu’elle est censée faire fondre Batman, Harvey Dent et au moins quelques spectateurs. Décidément, Christopher Nolan est moins doué que Reny Harlin ou Paul Verhoeven pour faire vivre des personnages féminins.
On pourrait longtemps disserter sur « The Dark Knight », parler du formidable savoir faire narratif de Christopher Nolan et de son frère qui a coécrit le scénario, multipliant les points de vue, enchevêtrant les intrigues complexes, les faux-semblants et les rebondissements. On pourrait glorifier la musique de Hans Zimmer et James Newton Howard qui se sont mis à deux talents et quatre mains pour illustrer le film musicalement. On pourrait longtemps parler du génie visuel de Christopher Nolan, qui a de loin réalisé le meilleur film de 2008, déjà mythique. Chaque scène y est novatrice, que ce soit la manière dont le Joker fait disparaître un crayon, dont un gigantesque semi-remorque effectue un looping en pleine rue, dont Batman chevauche sa moto avec la cape flottant au vent ou dont Morgan Freeman dissuade, en une tirade, un petit comptable de jouer les maitres-chanteurs.
Diamant noir presque pur auquel il ne manque qu’un peu de féminité (aussi nécessaire que le yin l’est au yang), « The Dark Knight » hisse définitivement Christopher Nolan au rang des grands démiurges du septième art tels que Stanley Kubrick ou David Fincher, capables de nous offrir une vision passionnante du monde et de son humanité tout en nous en livrant les clefs.