Manuscrits de Kinnereth (Les)
Ce roman prolonge et approfondit la réflexion initiée par La Parallèle Vertov. Il est bon de le lire après, car les surprises que nous réserve le second volet du dyptique « Les Naufragés de l’entropie » utilisent les trouvailles du premier ; qu’elles soient rappelées comme des acquis au fur et à mesure fait qu’on peut lire le second volume sans le premier, mais que celui-ci perdra alors une grande part de son intérêt. D’ailleurs peut-on vraiment les apprécier si on n’a pas suivi leur élaboration ?
Ce n’est plus au comment de l’univers et du temps que s’attaque désormais le héros de la Parallèle, Child(ebert) Kachoudas, c’est au pourquoi. Il est dit dans les rappels qu’il s’était posé le problème de chercher le Créateur, mais ce n’était pas encore la question centrale de la Parallèle. Ici, c’est le sujet. Et c’est pour cette raison que ceux qui cherchent à le retrouver, en particulier le narrateur qui camoufle bien (trop bien pour un bon équilibre de l’histoire, à mon avis) en quoi il va se révéler exceptionnel, vont devoir aller en Palestine à la recherche de Jésus. Jésus que le roman nous présente comme un homme exceptionnel, mais totalement humain, reconstituant l’histoire comme elle aurait pu avoir eu lieu. La recherche de la vérité, la rencontre avec Jésus, présenteront certainement quelques surprises pour le lecteur. Nous sommes toutefois prévenus que, malgré certains incidents du pur style « thriller ésotérique », nous ne sommes pas ici dans un remake du Da Vinci code. Le voyage dans le temps, la promenade en Palestine romaine (et que nos visiteurs venus du XXIe siècle parviennent à se faire passer pour des citoyens, même si venus d’une autre région de l’empire, est sans doute nécessaire à l’histoire, mais peu crédible), le développement de la « vraie » histoire de Jésus, font passer le temps en attendant la découverte finale, la plus grosse surprise, celle qui nous attend à la fin du livre, lors de la rencontre entre le narrateur et Child Kachoudas. Laquelle est beaucoup plus forte que les loufoqueries d’un Dan Brown.
Si le narrateur est présenté de manière somme toute trop ordinaire (d’accord, au début, il ne faut pas qu’il apparaisse tout de suite pour ce qu’il est, mais quelques réflexions ironiques supplémentaires auraient pu faire percevoir plus vite qu’il se prend pour le manipulateur, et comme tel, aura droit d’être piégé par plus malin que lui...), l’hypothèse avancée recoupe d’une certaine façon mes propres convictions philosophiques, mais est loin de coïncider avec elles. La discuter ne saurait être l’objet d’une recension d’un roman, car aussi cohérente et littérairement satisfaisante que puisse être une idée, la réussite, indéniable, du roman qui l’utilise, ne saurait en aucun cas servir de preuve expérimentale. Il y a une différence qualitative majeure entre la discussion d’une expérience de pensée et l’utilisation littéraire de son objet, et le roman de Frédéric Delmeulle, s’il joue de façon parfaite le second rôle, évite heureusement toute prétention au premier. Ce qui n’empêche pas le lecteur, une fois le livre terminé, de devoir repenser à cette hypothèse, et se poser le problème métaphysique soulevé, comme un jeu, par le livre.
Donc attention, vous êtes prévenus : en ouvrant ce livre, non seulement vous lirez une histoire amusante et cohérente, un joyeux feuilleton populaire avec considérations historiques crédibles, mais vous en sortirez avec une hypothèse inattendue sur la nature de l’univers et la notion de Dieu...
Sans aucun doute, ce dyptique (car le second volet ne tiendrait pas seul, sans la réflexion sur la nature du temps que présente le premier) est une oeuvre majeure de la fiction spéculative (SF) française.
Frédéric Delmeulle envisage de lui rajouter quelques autres récits dans le même cadre, mais comme des ajouts intéressants, pas comme un approfondissement supplémentaire. Ouf... je sentais mes neurones qui s’inquiétaient sur leur capacité de traitement d’idées...
Frédéric Delmeulle, Les Manuscrits de Kinnereth, ill. couv. Manchu, 286 p., Mnémos collection Icares