DARTEVELLE Alain 01
En liminaire, vous écrivez : « Une première version de La chasse au spectre a été publiée en 2000 ». Pouvez-vous nous dire pourquoi cette seconde version, et en quoi elle diffère de la précédente ?
La première édition s’était faite à la Renaissance du Livre, dans la collection « Les Maîtres de l’Imaginaire » que Jacques Mercier y avait créée. En l’occurrence, le volume de mes « Œuvres choisies » regroupait trois romans : deux rééditions (« Borg ou l’agonie d’un monstre » et « Les mauvais rêves de Marthe) ainsi que l’inédit qu’était alors « La chasse au spectre ».
Jean-Baptiste Baronian, directeur de la collection « Petite Belgique » à L’Age d’Homme, en avait gardé un excellent souvenir et m’a proposé de réactiver ce roman, tenant notamment compte du fait que sa sortie initiale en un volume comprenant plusieurs titres lui avait sans doute valu d’être moins remarqué qu’en publication isolée. J’en ai profité pour retravailler mon texte, pas tellement quant à l’intrigue générale, mais plutôt au niveau du style, du rythme des phrases. J’y ai également rebaptisé certains personnages, pour des raisons de musicalité encore, ou plus particulières : ainsi la starlette chère au cœur de Zéphyrin Lux, de Gloria qu’elle était, est devenue Regina : modification suscitée par l’espoir de concrétiser un projet de livre démarquant le parcours terrestre de Christian Dotremont, dont on sait qu’une certaine Gloria fut la lumière de sa vie chaotique…
Vous avez toujours soigné votre langage. Mais cette fois, le style apparaît au centre de vos préoccupations. Tellement que, parfois, le flot déborde et qu’une phrase prend plus d’une page entière ? Que s’est-il passé ? Une stèle au style ?
Oui, le style est central dans ce livre, mon projet étant qu’il donne le sentiment d’être écrit à la vitesse de Ferrovia trouant les ténèbres et selon la fluidité de la pensée du journaliste Zéphyrin Lux. Davantage, même : que « La chasse au spectre » apparaisse comme un livre déclamé, psalmodié à l’oreille du lecteur, ainsi que Lux dicte des articles à cet autre lui-même qu’est Rego, son fidèle dictaphone. Un choix qui explique les multiples élisions au service d’un style apparemment parlé, faussement parlé bien sûr, mais qui entend restituer une urgence absolue, la précipitation d’une chasse à courre en ligne avec le titre du roman. Bref, ironiserais-je, rien n’est assez enlevé, rien n’est assez volatil pour que les mots et les phrases s’égrenant au fil des pages, se chassent l’une l’autre, en continu et à l’image d’un spectre passé maître dans l’art de l’esquive.
Toujours au niveau du langage, on note bon nombre d’expressions plutôt crues, qui m’ont évoqué la gouaille de San Antonio. Petit hommage de votre part ?
Il y a effectivement un côté ludique, centré sur les argots et autres parlers populaires, assorti d’énumérations et d’allitérations volontiers emphatiques. Avec un humour souvent vachard, des saillies qui peuvent effectivement rappeler celles de Frédéric Dard, mais aussi bien d’autres écrivains de la même famille, tels Albert Simonin, André Héléna, Alphonse Boudard et même Michel Audiard. Tout cela mis en balance avec des passages résolument lyriques. Un système contrasté qui peut rappeler celui de Louis-Ferdinand Céline : un de mes écrivains préférés, dont les connaisseurs reconnaîtront d’ailleurs certains détails biographiques à la fin de mon livre. Étant entendu qu’en aucune façon, je ne prétends faire du Céline, mes propres fantasmes et expérimentations me suffisant amplement !
Venons-en à présent au fond. Zéphyrin Lux a-t-il un modèle ou n’est-il qu’invention de votre part ? Tout comme ses « relations » avec son éditeur. Un peu d’autobiographie, là ?
Je ne pense pas qu’il y ait un modèle précis, préexistant au journaliste Zéphyrin Lux. Si j’ai une formation en communications sociales, je n’ai jamais pratiqué le journalisme au quotidien. Il y a peu d’éléments autobiographiques, dans ce livre. Par contre, pas mal de souvenirs livresques et filmiques s’y retrouvent, centrés sur ce que ma quatrième de couverture qualifie de bric-à-brac fantastique. Une imagerie hétéroclite qui va de l’expressionnisme allemand à des personnages tels que Judex ou Fantômas, par exemple, et bien sûr au « Fantôme de l’Opéra ». Une fascination pour les épouvantails romantiques, en quelque sorte ! Le passage de mon livre qui se passe au Biblos, bibliothèque totale dans la veine de Borges, énumère d’ailleurs quelques-unes de mes accointances dans l’imaginaire. Des références auxquelles j’ajouterai des écrivains fin de siècle, tels Joris-Karl Huysmans, Octave Mirbeau, Pierre Louÿs… Et le tout grand Lewis Carroll, le choix de mon titre faisant pendant à son poème intitulé « La chasse au Snark » : une chasse fantasque à l’issue de laquelle vient la révélation que le Snark tant recherché n’était qu’un Boujeum…
Sexe et violence font bon ménage dans La chasse au spectre, et le meurtre final n’est pas piqué des vers. Petite envie de se défouler dans le gore ?
On aura compris que « La chasse au spectre » est un roman de l’extrême, ce qui vaut aussi pour la violence qu’il met en scène de façon volontiers démonstrative, ainsi d’ailleurs que ses pulsions érotiques. Plutôt qu’un défoulement personnel, j’y verrais une obsession du paroxysme, dans le cadre d’une démarche qui entend remplir le vide de la vie par une surexposition de son image rêvée et de ses fantasmes : l’imaginaire à l’état brut pour masquer le néant et la mélancolie, le désespoir latent qui l’accompagnent. A cet égard, je renvoie à la citation liminaire de Starobinski : « La mélancolie est un veuvage : viduitas ». Oui, Zéphyrin Lux est veuf de lui-même, comme il est veuf du monde : de quoi concevoir une violence irrépressible et un désir sans fin.
On ne saura jamais rien de l’époque ni du lieu où se déroule le roman. Tout comme l’Astre des Délices dans Au nom du néant, ou l’Infinity City de Dans la ville infinie. Quel est le monde du « dehors », celui que parcourt Ferrovia ? L’explication du dernier chapitre, si explication il y a, était-elle nécessaire ? Surtout la phrase : « J’arpente la coursive d’un convoi dont j’invente l’existence » ?
En fait, le monde extérieur évoqué dans ce roman n’est qu’un décor indistinct, insignifiant. C’est dans le convoi qui a nom Ferrovia, que se concentre toute la réalité, ou ce qui en tient lieu. Ce convoi, c’est le monde dans le monde, comme dans l’expression « the play within the play ». Ce qui me permet de souligner que la structure romanesque de « La chasse au spectre » repose sur de constantes mises en abyme, des emboîtages vertigineux parmi lesquels l’assassinat majeur que commet mon spectre, et dont je me garde bien de révéler les détails, est lui-même, en guise d’apothéose, une atroce mise en abyme de mots d’amour dans l’objet de cet amour : une mise en abyme passionnelle, au cœur de l’abîme d’un monde dénué de sens…
Une bulle de vie précaire qui pourrait s’annihiler à jamais, dès que se fait le retour à la sinistre vacuité de ce qu’on nomme la réalité ordinaire, mais que je laisse se reformer, pour peu qu’un grain de folie habite l’un des comparses du spectre disparu…
Vous aimez alterner romans et nouvelles. Avez-vous une préférence, ou le sujet dicte-t-il la forme de l’ouvrage ?
A bien y regarder, mes romans et nouvelles ne sont pas si étrangers les uns aux autres. Ils ne sont pas rares, ceux de mes romans où se retrouvent certains de mes textes initialement brefs et que, suite à des cousinages entre eux, j’ai ensuite réaménagés, interconnectés dans le cadre d’un roman. C’était déjà le cas avec « Script » (1989), ce l’est encore avec le récent « Dans la ville infinie » (2013). Mais évidemment, comme chez beaucoup d’autres écrivains, je privilégie la nouvelle pour expérimenter des manières et des thèmes nouveaux : comme un laboratoire d’écriture où faire ses gammes. Au titre de galops ou même de trots d’essai où tout est à peu près sous contrôle. Alors que les romans vous embarquent plutôt en des courses folles, des chevauchées lointaines non dénuées du risque d’en perdre le contrôle. De s’y faire piéger, à l’instar de ses personnages…
A lire votre bibliographie, votre production paraît s’accélérer depuis 2011. Écrivez-vous plus, ou plus vite, qu’avant ? Et que pouvons-nous bientôt attendre de votre plume, « pisse-copie de mon cœur » ?
Je ne pense pas que mon mode d’écriture ait fondamentalement changé au cours de ces dernières années. Une rapidité un rien accrue, tout au plus… Le sentiment d’aller plus vite à l’essentiel, peut-être… Mais la vérité est qu’après des années de slalom éditorial (à parcourir ma bibliographie, on se rend compte que depuis mes beaux débuts, j’ai changé d’éditeur à peu près à chaque titre !), je trouve une certaine stabilité : avec la confiance que me fait Jean-Baptiste Baronian à l’Age d’Homme, sans oublier non plus les opportunités offertes par Françoise Salmon et sa jeune maison liégeoise Murmure des Soirs. Des éditeurs ouverts à la veine fantastique et à tous les possibles, qui me permettent de gagner en temps d’écriture ce que je perdais en démarches de l’ordre de la prospection commerciale… De quoi écrire de façon plus libre et plus paisible, comme pour ce nouveau livre dont j’en suis aux premières pages et qui me promet bien des surprises. Un roman d’amour, à première vue très proche de la veine sentimentale, mais dont le devenir me semble devoir déboucher sur une tout autre histoire !
Alain Dartevelle, merci.
Critique de "Chasse au spectre" ici