Coup de maître


« Ne rejetez pas l’enfant faible, car il pourrait être le fils d’un tigre »

« MONGOL » commence par cette épigraphe, en 1175. Il se termine deux heures plus tard, en 1206, par les mots suivants : « Temudjin fut reconnu comme souverain de tous les Mongols, Genghis Khan de la grande steppe. Il conquit la moitié du monde. Le royaume de Tungus disparut de la surface de la Terre, mais les monastères furent préservés. »


Avant d’entamer l’écriture de « LEVIATOWN » en 2006, je me suis documenté sur Genghis Khan pour créer le personnage principal du roman, Kathy Khan, digne descendante du maître de guerre mongol. Je me suis passionné pour le destin de ce haut stratège qui allait transmettre, huit siècles plus tard, ses gènes de combattant à mon héroïne.

Quelle ne fut pas ma joie, donc, quand j’appris qu’allait sortir un film sur le « Souverain Universel » !

Comment s’en est sorti le réalisateur Sergei Bodrov ? Comment s’attaque-t-il au mythe ? Fait-il aussi bien que Stanley Kubrick avec Spartacus, Ridley Scott avec Maximus ou Oliver Stone avec Alexandre le Grand ? L’ombre des maîtres de Hollywood plane sur sa mise en scène à la fois grandiose et viscérale, pleine de poésie et de fureur. Mais ce que Bodrov a en plus, c’est l’âme de son héros.

Car Sergei Bodrov et Genghis Khan, ici, ne font qu’un.

Le film du Russe est habité par le génie du Mongol. Son scénario est un véritable plan de bataille, habilement verrouillé pour terrasser les spectateurs.
Son plateau c’est celui de la vaste steppe, délimité par des montagnes, des forêts, des déserts, l’horizon. Sur l’œilleton de sa caméra, ses yeux se brident pour englober l’espace CinémaScopique conquis par Genghis Khan. Son éclairage, c’est le soleil steppique. Sa musique, c’est le martèlement des sabots de la horde sur le sol aride, le vent de Sibérie et les rythmes vocaux des huit Mongols de Altan Urag qui ont composé la bande originale. Son montage est tout en ellipses et en fondus au noir, comme dans un rêve. Car Bodrov a filmé un rêve, celui de Khan, « le plus long de l’histoire ». La mise en scène est une charge héroïque, composée de travellings au galop, de panoramiques dévastateurs, de zooms meurtriers. Elle est puissance et rapidité. Comme son héros, Bodrov a la maîtrise totale des éléments, de la lumière, de l’espace et des mouvements. On gardera longtemps en mémoire cette scène de bataille entre l’armée de Temudjin et celle de son frère Jamukha, ces cavaliers masqués du Khan attaquant au galop, fendant la ligne de front de l’ennemi avec leurs doubles sabres, tranchant à tour de bras au milieu des jets de sang, battant soudain en retraite pour entraîner les troupes adverses vers un mur de flèches invisible…


Sergei Bodrov alterne les scènes de batailles grandioses et d’intimité poétique. A moins que ce ne soit des scènes de batailles poétiques et de grandiose intimité. Car le génie du Russe est bien là. Filmer à hauteur d’homme et à hauteur de Dieu, selon les moments. Restituer la splendeur des visages cuivrés et celle des paysages démesurés. Nous embarquer dans de violents corps à corps comme dans la vie privée du Khan, dans son lit, dans sa yourte, sur son cheval, dans sa cage de prisonnier. Nous faire partager les batailles sanguinaires du Chef Suprême et le quotidien ordinaire du chef de famille, dont on ressent l’énergie tellement on est proche de lui. Quelle belle scène, celle où Temudjin se retrouve avec sa femme et ses enfants après s’être évadé ! « Pourquoi tu ne tresses pas tes cheveux comme les Mongols ? » demande l’un des petits. « Parce que je suis une exception » répond-il. Tout est dit dans cette réplique. Temudjin est exceptionnel. Tout comme se devait de l’être Tadanbu Asano qui l’incarne à l’écran. Tout comme l’est Khulan Chuluun qui personnifie non seulement la malicieuse Borte, mais toute la beauté mongole, au visage plat comme la surface du lac salé et aux yeux bridés qui permettent de filtrer les mauvais esprits, d’éviter la folie, de voir la réalité en face.


Dans « MONGOL », nous débarquons sur une autre planète, en compagnie d’un peuple aux traits étranges et magnifiques parlant une langue inconnue (voir le film en VO si possible). Cette langue dont Temudjin vantait la beauté. Le spectateur est happé. Huit siècles après la naissance de sa légende, Genghis Khan continue à conquérir le monde. Grâce à un Russe nommé Sergei Bodrov qui lui a volé son âme le temps d’un film.