Changement de saison par Catherine Boll

— Sommes-nous toujours en guerre, Docteur ?

Ses petites lunettes rondes bien calées au bout de son nez, mon interlocuteur fixe sa montre sans se départir de son air bienveillant qui commence à me taper sur les nerfs. Les doigts autour de mon poignet, il me répond de sa petite voix un peu trop aigue :

— Plus pour longtemps.

Je me tortille sur ma chaise.

— Ça y est, l’armée allemande a été vaincue ?

Il relève les yeux sur moi et m’annonce :

— Un pouls un peu rapide. Vous avez passé une mauvaise matinée, mon cher Lucien ?

Je ne suis pas son cher Lucien ! Et pourquoi ne répond-il jamais à mes questions ?

— Est-ce que je vais bientôt pouvoir rentrer chez moi ? Cela fait des mois que je n’ai pas vu ma famille et…

Il m’arrête d’un geste qui se veut apaisant.

— La guerre n’est pas terminée, mon cher Lucien. Votre famille va bien, rassurez-vous.

Je sonde son regard à la recherche du signe, de la preuve qui justifierait mes doutes. Mais rien ne transparaît derrières ses maudites lunettes. Il finit par secouer la tête et me poser la main sur l’épaule.

— Vous êtes d’une aide précieuse au gouvernement, Lucien. Ne laissez pas tomber la France, elle a besoin de vous.

Oui, je sais, pas la peine de me ressortir la même rengaine à chaque fois que je m’interroge. Il sert mon épaule d’une poigne chaleureuse et ajoute en appuyant chaque mot comme si sa propre vie en dépendait :

— Votre famille a besoin de vous. Nous tous comptons sur vous.

Je finis par soupirer.

— C’est bon, j’ai compris. Je peux me rhabiller ?

— Bien sûr, répond le Doc en glissant son stéthoscope dans la poche de sa blouse blanche.

Puis il s’approche de la feuille de route accrochée près de la porte de ma chambre. De ma chambre… De ma cellule, oui ! Une cellule dorée, certes. Mais depuis quand est-ce que je n’ai pas vu la lumière du jour ? Toujours le même néon au-dessus de ma tête, le même lit, la même table et ces plantes vertes censées me rappeler qu’une nature existe encore quelque part, dehors.

— Oh, mais on n’a pas beaucoup mangé, ce midi !

Les doigts crispés sur la feuille, il fait mine d’être dépité devant le compte-rendu du glaçon qui me sert d’infirmière.

— La viande n’était pas bonne ?

Je me redresse pour enfiler mon maillot de corps.

— Si. Excellente, comme d’habitude.

Le Doc se tourne vers moi et m’observe, la tête légèrement penchée.

— Savez-vous qu’à l’extérieur, c’est devenu une denrée si rare que la plupart des Français ont oublié la saveur d’un steak saignant ?

Allez, fais-moi culpabiliser, si tu crois que ça me touche ! Ils veulent de la viande ? Très bien, je leur laisse ma place ! Les bras croisés sur ma poitrine, je me détourne ostensiblement.

Sans se décontenancer, le Doc s’approche dans mon dos. C’est reparti pour une demi-heure de morale, j’en soupire d’avance. Aussi son ton de confidence me surprend.

— Bon. Mon cher Lucien, j’ai une surprise pour vous. Je pensais garder le secret jusqu’au dernier moment, mais j’ai changé d’avis.

Ma curiosité est piquée au vif. Je tends l’oreille sans me retourner pour autant. Le nez à moins de deux mètres des fleurs hideuses de la tapisserie, j’attends sa révélation d’un air distant.

Il toussote avant de poursuivre. J’imagine son sourire de façade.

— Je connais votre admiration pour Yvonne Printemps. Votre infirmière, cette chère Madame Dumont, a eu la bonté de m’indiquer vos goûts musicaux.

Il continue de s’avancer tandis qu’une perle de sueur suinte sur mon front. Qu’est-ce que cette vieille bique connaît de moi ? D’un mouvement brusque de la tête, je me tourne vers l’électrophone posé sur la table basse dans un coin de la pièce.

— Oui, enchaîne le Doc, elle m’a rapporté que vous écoutez souvent cette grande chanteuse. Et bien figurez-vous qu’Yvonne Printemps a accepté…

Je lui fais face avant qu’il n’ait terminé sa phrase.

— Oui ?

Il éclate de rire en tapant des mains.

— Ah ! Je savais que ça vous remonterait le moral.

Je lève les yeux au plafond.

— Qu’a-t-elle donc accepté ?

Le doc se ressaisit, réajuste ses lunettes et déclare d’une voix posée et solennelle :

— Cet après-midi, après le prélèvement, Yvonne vous rendra visite.

Je manque de tomber à la renverse.

— Ici ? Dans ma chambre ?

— Oui, mon cher Lucien. Ici, dans votre appartement.

J’en reste pantois, les bras ballants. Les mots que le doc me glisse ensuite n’ont plus d’importance, l’ennui qui me collait à la peau vient de s’évaporer d’un coup. Yvonne ici ! Cet après-midi…

*

 Installé sur mon fauteuil, le bras offert à la Dumont, je me laisse aller à la rêverie. Pour une fois, le prélèvement se passe sans que la vue de mon sang ne me donne envie de vomir. L’image du sourire ravageur d’Yvonne efface l’odeur aseptisée de celle qui maintient l’aiguille enfoncée dans ma chair. Dans moins d’une heure, elle sera là, je n’oserais y croire si ce qui m’arrive depuis des mois ne m’avait pas déjà plongé dans l’impensable. S’il est une chose dont je suis à présent persuadé, c’est que tout peut arriver.

— Comment vous sentez-vous, Lucien ?

Ah, c’est bientôt fini. Elle n’en a pas marre de cette phrase rituelle ? Mais aujourd’hui, je me sens d’humeur à la gratifier d’autre chose que l’habituel hochement de tête.

— Bien, je ne me suis jamais senti aussi bien. Quel jour sommes-nous, au fait ?

Le glaçon fronce les sourcils. D’un geste précis, elle retire l’aiguille et appuie fort sur la veine à l’aide d’un coton.

— Appuy…

— Oui, j’appuie très fort, comme à chaque fois. Alors, quel jour sommes-nous ?

Je ne l’ai jamais vue remballer son matériel aussi vite. En deux temps trois mouvements, les flacons rejoignent le fond de sa valisette.

— Au plaisir, Lucien.

Ah non ! Le glaçon ne s’échappera pas si facilement. J’en ai assez qu’aucune de mes questions ne soit satisfaite. Sans crier gare, je la retiens par la manche de sa blouse immaculée. Pour la première fois depuis que je la connais, ses traits se crispent et sa lèvre inférieure tremble de façon imperceptible. Elle a peur, ma parole ! Sa façon de se dégager ne laisse aucun doute. Elle recule sans me quitter des yeux, comme si j’allais l’étrangler, avant de s’éclipser dans un « bon après-midi, Monsieur Pichon ». Monsieur Pichon… Et voilà ! Je viens de me mettre à dos l’une des deux seules personnes avec lesquelles j’entretiens un semblant de rapport humain. Vivement qu’Yvonne arrive, la morosité me guette à nouveau.

*

 J’étouffe le cri d’Yvonne de la main, ce n’est pas le moment d’ameuter toute la garnison. La France a besoin de moi ? Eh bien elle apprendra à se passer de mes services ! Je tiens là la plus belle occasion d’échapper à ce lieu sordide, pas question de la laisser filer. Le vase en marbre ne s’est pas brisé. Par contre, le crâne du gardien chargé de veiller sur la chanteuse est salement amoché. Avant que mon rossignol préféré ne dégoise un mot, je lui annonce la suite des réjouissances :

— Voilà ce que nous allons faire vous et moi, ma chère Yvonne.

Elle tremble de tous ses membres, les mains agrippées à celle que je serre toujours contre ses lèvres.

— Yvonne ? Vous m’écoutez ?

Elle ferme les yeux l’espace d’une seconde, inspire profondément par le nez et acquiesce d’un regard.

— Très bien. Je vais retirer ma main, mais au moindre cri, je n’hésiterai pas à vous faire taire.

Un signe de tête en direction du pauvre homme suffit. Serais-je capable de faire subir le même sort à cette femme si envoutante ? Je n’en suis pas certain, mais l’essentiel est qu’elle le pense. Libérée de ma poigne, Yvonne resserre son châle autour de ses épaules et se laisse aller contre le mur dans une posture digne d’une scène de film. Je frotte rapidement mes joues pour rester concentré, le prélèvement m’a plus affaibli que ce que j’imaginais. J’aurais dû terminer ma viande, à midi…

— Alors ?

Yvonne a retrouvé son sang froid à une vitesse époustouflante. Elle m’observe d’un air grave, loin du visage transcendé qu’elle m’a offert il y a quelques instants en interprétant un passage des Trois Valses. Dommage que nous ne soyons pas à l’opéra, me suis-je dit en l’écoutant. Penché au-dessus du gardien, je me lance :

— Dans un premier temps, vous allez m’aider à déshabiller ce brave homme. Puis vous sortirez d’ici, accompagnée d’un gardien comme à votre arrivée.

— Vous comptez prendre sa place ?

Je lui réponds dans un souffle :

— Oui.

Son éclat de rire nerveux me saute en pleine figure.

— Vous ne réussirez jamais à quitter ce bunker !

— Un bunker ?

Yvonne se tait, ses beaux yeux figés dans un instant d’incompréhension.

— Vous ne savez pas où nous sommes…

Une foule de questions traverse son regard. Bientôt rejointe par le même frisson qui a secoué le glaçon tout à l’heure. Bon sang ! Qu’est-ce qu’elles ont toutes à avoir peur de moi ? Je soupire. Tant pis pour mes interrogations, il nous reste sans doute peu de temps avant que le Doc ne pointe le bout de leur nez. J’entreprends de retirer sa veste au corps inerte sous l’œil dubitatif de la diva.

*

 Au volant d’une Peugeot 402, je roule depuis au moins une heure en direction de Paris. Nous croisons peu de véhicules. La plupart appartiennent à l’armée, mais ils ne prêtent pas attention à nous. Je me demande combien de temps il leur faudra pour découvrir le gardien ligoté à l’aide des draps de mon lit. Plusieurs fois, Yvonne a répété qu’elle n’imaginait pas que ce plan foireux fonctionnerait, avant de sombrer dans un silence loin de me déplaire. Absorbé par la redécouverte du monde extérieur, j’aurais été incapable de soutenir la moindre conversation. Le jour commence déjà à décliner, les rayons du soleil sont très bas à l’horizon. J’aimerais m’arrêter pour prendre le temps de savourer leur lueur, me gorger du parfum de la campagne, imprimer dans ma mémoire toutes ces couleurs qui m’ont tant manqué, mais d’autres instants magiques m’attendent. Quel bonheur d’avoir pu échapper à ces ordures qui me retenaient prisonnier sous prétexte de servir la France ! Mais il me reste des choses à éclaircir avant de retrouver ceux que j’aime. Je me tourne vers Yvonne. La tête contre la vitre, elle dort à moitié. Je me racle la gorge pour attirer son attention.

— L’armée allemande n’est pas en déroute, n’est-ce pas ?

Elle étouffe un rire qui meurt dans sa gorge.

— Dans quel monde avez-vous vécu durant ces derniers mois, Lucien ?

Je me contente de murmurer :

— Je ne sais même pas quel jour nous sommes, alors de là à connaître la situation militaire…

Je sens le regard d’Yvonne posé sur moi comme sur une bête curieuse. J’aimerais la remercier de m’avoir tiré de ma cellule, même malgré elle, mais je ne trouve pas les mots. Le frisson d’adrénaline qui m’a parcouru tout à l’heure, alors que nous franchissions le premier sas de sécurité après avoir quitté ma chambre, me donne encore des sueurs froides. Se retrouver nez-à-nez avec des soldats allemands en pleine conversation au milieu du couloir de béton avait failli m’arracher un cri de stupeur. Heureusement, ils n’avaient d’yeux que pour Yvonne tandis que nous continuions notre route.

Soudain, la voiture perd en puissance et le moteur a des ratés. Un coup d’œil sur le tableau de bord : la jauge est presque vide. Bon sang ! Le sort s’acharne. J’arrête le véhicule au bord de la chaussée en pleine campagne. La nuit va tomber, je suis en compagnie d’une femme sublime adulée par des milliers de personnes à travers le monde et j’ai sans doute l’armée allemande aux fesses, difficile de faire mieux, me dis-je en regrettant d’avoir arrêté de fumer avant la guerre. De toute façon, je n’ai aucune cigarette sur moi. Je propose à Yvonne de faire quelques pas, « histoire de profiter de l’air pur avant de regagner ma prison dorée. À moins que je ne paye le prix fort pour ma petite escapade ». Yvonne écrase à nouveau un rire.

— Je ne pense pas qu’ils vous tueront, me dit-elle.

— Comment ça ?

Elle hésite quelques instants avant d’ajouter d’un ton léger :

— Simple intuition. On ne traite pas un homme comme un invité de marque durant des mois si on a l’intention de le tuer.

Je hausse les épaules. Elle a raison, mais je ne me considère pas pour autant comme un invité de marque, plutôt comme une victime d’un système qui m’échappe. Nous marchons quelques dizaines de mètres en silence. Le soleil s’est quasiment couché, donnant aux couleurs d’automne des teintes magnifiques. J’aurai au moins assisté à ça avant de…

— Alors comme ça, vous ne savez pas depuis combien de temps vous croupissiez au fond de ce bunker ?

— Non, je l’ignore.

— Mais vous vous souvenez avoir été arrêté, non ?

— Ça oui, je m’en souviens…

Je me fige, les mains dans les poches de ce costume qui est un peu trop grand, prêt à faire resurgir l’un des souvenirs les plus troublants de ma vie. Je prends une profonde inspiration et me lance, les yeux fixés à l’horizon.

 

 Il n’avait pas neigé durant l’hiver 1942, et le printemps s’annonçait tout aussi sec. Comme tous les mardis, je m’étais rendu à la ferme du vieux Charles, nous manquions de tout à Paris. En général, je repartais avec des œufs. Parfois, quand la chance était au rendez-vous, il pouvait me vendre de la viande. Comme toutes les semaines, je discutais avec son fils, Raymond, autour d’une tasse de café ou quelque chose du genre. Un prétexte valable pour prendre sa pause. Ça faisait sourire son père qui ne tardait pas à nous rejoindre. Mais ce jour-là, les gendarmes s’étaient invités à notre table sans prévenir. Ils avaient débarqué à quatre, ces lâches, et ils ne venaient pas pour faire la causette. Dès qu’il les avait aperçus, le vieux Charles avait crié à son fils de dégager. Il savait mieux que personne ce qu’on risque à faire du marché noir. Puis il avait tenté de retenir les gendarmes dans la cour de la ferme. Quand j’avais vu le pauvre homme se faire molester par l’un de ces abrutis prêts à tout pour débusquer Raymond, mon sang n’avait fait qu’un tour. Je m’étais précipité et l’avais saisi par le bras. Je connaissais ma force, mais l’avais toujours cachée tant elle m’effrayait.

Tout petit, déjà, je prenais garde de ne pas courir trop vite, de ne pas chahuter trop fort ni soulever des charges improbables pour ne pas attirer l’attention des autres. Sauf que là, sans réfléchir, j’avais projeté le gendarme le plus loin possible. Il s’était écrasé contre un arbre de l’autre côté de la cour. Les trois autres, abasourdis, s’étaient regardés l’espace d’une seconde avant de ruer sur moi. Je m’étais dégagé d’un coup de pied, brisant le tibia de l’un d’eux, mais ils avaient fini par m’avoir et me menotter. À trois contre un et parce que je retenais encore mes coups, imbécile que je suis ! Je n’ai que de vagues souvenirs de la suite. Assez rapidement, un responsable allemand avait pris le relais de la gendarmerie française et décidé de se charger de mon sort. On m’avait emmené dans une sorte d’hôpital et je ne me souviens plus rien d’autre jusqu’à mon réveil dans la chambre du bunker.

 

 Yvonne a des larmes plein les yeux. Elle n’a pas quitté les miens tout au long de mon récit. J’achève, un léger sourire aux lèvres :

— Au moins, Raymond a pu s’enfuir. J’espère que ces enfoirés n’ont pas réussi à lui mettre le grappin dessus.

Nous reprenons notre marche le long de la route. Le cri d’un merle me tire de mes pensées. Comme c’est bon d’être libre ! Yvonne murmure soudain une phrase incompréhensible. Je me tourne vers elle. Les yeux plissés, elle s’est arrêtée et semble calculer quelque chose. Elle parle à présent à voix haute, plus pour elle-même qu’à mon attention.

— Vous avez été arrêté au printemps 1943.

— Le mardi 23 mars, pour être précis.

— Et nous sommes le 25 octobre 1944.

Tant que ça ? Cela fait plus d’un an et demi que j’ai été arrêté et que je sers de cobaye aux travaux de ces malades ? Yvonne ne remarque pas mon trouble. Les yeux écarquillés, elle poursuit d’une voix tremblante :

— Quelques semaines avant le grand changement.

Le grand changement ? Je me gratte le menton.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Elle relève les yeux sur moi et porte ses mains à son visage dans un geste de stupeur.

— La rumeur est donc vraie !

Je saisis ses poignets.

— De quoi parlez-vous, Yvonne ? Je ne comprends rien à ce que vous dites !

Elle ferme les yeux et inspire profondément par le nez. Je lâche ses poignets et attends. Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille et enchaîne rapidement avant que je ne lui hurle d’en venir aux faits.

— Depuis sa défaite à Stalingrad, l’armée allemande faisait moins la fière, on commençait à imaginer sa défaite. Mais durant l’été 1943, elle a trouvé un second souffle. Une nouvelle génération de soldats a rejoint ses rangs et remporté de nombreuses batailles. La ville de Stalingrad a été reprise aux Soviétiques et en juin dernier, les Américains ont tenté de débarquer en Normandie. En vain.

— Vous voulez dire que les soldats allemands sont devenus invincibles ?

Elle acquiesce dans un frisson d’horreur.

— Oui, ces hommes possèdent une force incroyable et sont insensibles à la peur.

Elle me fixe droit dans les yeux avant d’ajouter :

— Comme vous.

Un hoquet de stupéfaction se coince dans ma gorge. Mais elle ne se laisse pas déconcentrer par ma réaction.

— Réfléchissez, Lucien. Vous êtes au cœur d’un dispositif mis au point spécialement pour vous. Le bunker au fond duquel vous avez vécu durant tout ce temps a été conçu pour vous abriter.

Je lève les sourcils.

— Dans ce cas, pourquoi mon médecin et mon infirmière sont-ils Français ?

Un rictus de dégoût déforme ses traits.

— De nombreux Français ont choisi l’autre camp, vous savez.

Les questions se bousculent dans ma tête, toutes ces informations ont du mal à se frayer un chemin.

— Que dit la rumeur ?

— Que l’Allemagne possèderait une arme secrète, capable de transcender ses soldats.

Je secoue la tête, incapable d’admettre l’atroce réalité. Je préfère m’attarder sur des questions plus terre-à-terre.

— Pourquoi vous a-t-on laissé entrer dans ma chambre sans escorte ?

Son rire clair résonne dans le silence du soir.

— C’était l’une de mes exigences, me glisse-t-elle dans un clin d’œil. Un gardien, pas plus. D’ailleurs, il était censé être armé, non ?

J’acquiesce machinalement en montrant d’un geste l’intérieur de la veste : un Star modèle B prêt à l’emploi dépasse d’une poche. Je n’avais encore jamais vu d’armes à feu d’aussi près lorsque je l’ai remarquée en enfilant la veste. La porter contre mon cœur a provoqué un frisson de dégoût dans ma colonne vertébrale. Et il y a aussi l’objet avec lequel jouent mes doigts au fond d’une autre poche, depuis que nous marchons.

Tout à coup, nous nous retournons : un bruit de moteur perce le silence. Pas besoin de tendre l’oreille bien longtemps pour comprendre qu’ils ont mis les gros moyens sur le coup. Je glisse à Yvonne sur le ton de la plaisanterie :

— Ça y est, ils arrivent. Il leur en aura fallu du temps !

Ça ne la fait pas sourire.

— Qu’allez-vous faire ? me demande-t-elle.

Un dernier coup d’œil sur la route, au loin : le bruit des véhicules gagne en puissance à chaque seconde, les premiers d’entre eux vont apparaître d’ici peu. Je n’ai plus de temps à perdre. Je me penche vers Yvonne, saisit l’une de ses mains et y dépose un baiser du bout des lèvres.

— J’ai toujours rêvé de le faire une fois.

Cette fois, elle sourit. Je lui glisse un dernier clin d’œil et me mets à courir à travers champs sans me retourner. Je m’élance et bondis de plus en plus vite entre les mottes de terre boueuse. Des touffes d’herbe volent à mon passage, la terre colle à mes chaussures, comme c’est bon ! Lorsque j’estime mon avance suffisante, je me laisse tomber sur le dos, face au ciel qui s’assombrit déjà. Non, je ne laisserai pas l’armée allemande nourrir de mon sang des soldats qui sèment la mort. Je respire une dernière fois l’odeur de l’herbe humide.

Puis sans hésiter, je sors le petit canif de la poche de ma veste, l’ouvre et d’un geste précis, tranche ma carotide. Mon sang pulse et se répand sur cette terre d’automne comme une offrande à la nature que j’aime tant. 

 

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