Jonathan Strange et Mr. Norrell

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Il faut approcher de ce texte avec une ombrelle de taffetas gris perle, un gros lapin blanc à moustache et à horloge, et dans un sac à main Liberty, juste deux sachets d’Earl Grey royal Ceylan, cousus à la main par des orphelines taïwanaises aveugles. On permettra tout au plus aux grands nerveux de siffloter quatre ou cinq notes d’un one-step aussi langoureux qu’oublié. Sinon, pour tous, le zen est de rigueur.

Comme à chaque fois que l’on s’approche d’un temple vaudou pour participer à un énième sacrifice humain (ouaip, les gros ne crient plus autant qu’avant).

C’est, outre les modiques 10 euros permettant à n’importe quelle brute de poser la patte sur ce pavé de poche, le prix à payer pour un tel chef-d’œuvre.

Rapidement, rapidement, tel un camelot qui fait l’article, je vous cite en deux traits incisifs le pedigree exceptionnel de la BETE :

1) Jonathan Strange et Mr. Norrell a obtenu en 2005 le prix Hugo, ce qui n’est pas, on en conviendra, une mince preuve de qualité.

2) Plus fort encore, Neil Gaiman qui n’a rien d’un béni-oui-oui le considère « comme le meilleur roman fantastique publié depuis soixante-dix ans ».

Bien maintenant que vous êtes convaincu, on peut s’attaquer à l’histoire.

Elle est le produit d’une volonté excentrique, pour ne pas dire maniaque, de son auteur. Susanna Clarke, que l’on connaissait un peu dans les brumes septentrionales pour quelques nouvelles de fort bonne qualité, a passé dix ans de sa vie sur ce bloc de rêveries, à polir un style si diaboliquement dix-neuvième, que lorsqu’on ferme les yeux, on sent l’odeur pénétrante et moisie du fog londonien. Passionnée de Dickens et de Jane Austen, la jeune femme a commis l’exploit, non pas de pasticher, mais de faire revivre une Angleterre victorienne, victime du démon corse.

L’aventure commence en effet à l’époque napoléonienne, quand les pauvres Britanniques ne savaient plus à quel saint se vouer. En face d’eux, l’Aigle vole, implacable, de victoire en victoire et le pauvre royaume de la Rose de désespérer et de flétrir. Un petit bonhomme, plutôt insignifiant, Mr. Norrell se présente alors avec une solution quelque peu délirante. Si les inventions de la science et de la stratégie moderne ne suffisent pas à abattre en plein vol Napoléon, on fera appel, prétend-il, à d’autres oiseaux, tout aussi inquiétants et maudits, les corbeaux, les corbeaux noirs de l’ancien temps de la magie. Le postulat qu’il présente aux généraux britanniques est le suivant : pour combattre un génie militaire moderne, utilisons les plus grandes puissances telluriques qui soient, ressuscitons John Uskglass, dit le roi corbeau, dit l’esclave sans nom, le plus ancien suzerain du Yorkshire, l’homme qui était l’égal des maîtres du monde, l’homme qui a couvert le monde médiéval de routes enchantées et de pactes indélébiles avec les éléments naturels.

Les membres du gouvernement Gladstone s’interrogent : ouh la, ouh la (c’est moi qui traduis librement) est-ce bien moral tout cela, que de se confier aux puissances des ténèbres, hein ? Leur réponse est purement anglo-saxonne, donc pragmatique. Lorsque tout va mal, les limites morales se dissolvent très facilement. Ce qui compte, c’est de se sauver. A tout prix. L’Etat-major anglais va donc confier le sort de la Nation à la magie, ou plus exactement à des magiciens. Entretemps, en effet, l’insignifiant Mr. Norrell est devenu le sauveur d’Albion, et il s’est même adjoint les services d’un assistant pour le moins dérangé, le fantastique Jonathan Strange. Tout peut commencer, tout va commencer.

Comme disait un certain poète alcoolique (pléonasme), tout le reste n’est que littérature, et cela n’intéresse que ceux qui ne connaissent pas le livre. Je ne vais donc pas épiloguer là-dessus.

Ce qui est fondamentalement intéressant par contre, c’est du point de vue de la progression dramatique, le coup de génie de Suzanna Clarke de créer deux personnages splendides. Mr Norrell et Jonathan Strange sont des magiciens aux tempéraments et aux opinions aussi éloignés que possible l’un de l’autre.

Le premier, Mister Norrell, fier de lui et de sa haute culture (il a parcouru l’Angleterre pour constituer la plus grande bibliothèque de magie) est le représentant officiel de la magie moderne. Capable de réveiller les pierres d’une cathédrale, histoire de marquer les esprits forts, Mister Norrell répugne à l’usage de tels sortilèges, qu’il juge par trop sensationnels et indignes d’un savant. La magie qu’il propose d’enseigner tient de la science occulte, voire d’une discipline spirituelle. Elle est essentiellement rationaliste et exige de l’individu qui l’entreprend une force de caractère et une discipline de tous les instants. Ce qui explique que, malgré ses immenses talents, Mister Norrell ne parvient pas à gagner le cœur des foules. Il est hautain, individualiste, étranger aux problèmes des autres, terriblement intellectuel.

Le second, Jonathan Strange, plus jeune, plus vivant, admirablement marié et très amoureux, aventureux, fantasque, curieux surtout, capable de suivre en disciple sérieux l’enseignement difficultueux de maître Norrell, mais capable aussi très rapidement de choisir ses propres chemins, de s’enfoncer dans la plus haute tradition mystique, de redécouvrir les puissances originelles. Jonathan peut risquer sa vie, son amour, son âme, pour la recherche. Jonathan réussit, Jonathan rate, il se perd, il échoue, il renaît, il vit. Selon le rythme étrange et magique de l’existence elle-même.

Nature et culture sont donc les deux rives du chemin tortueux qui mène à la dextérité de la magie et de ses sortilèges. La question de Suzanna Clarke s’adresse à tout homme qui poursuit un rêve :
_ Faut-il apprendre dans les livres, à la Norrell, en homme casanier plongé dans ses grimoires, avare de ses connaissances, dissimulateur camouflant ses précieux textes ? Ou bien le monde n’est-il qu’un livre ouvert, une recette surprise, un happening géant, un Strange champ de bataille, sur lequel le maître du monde a transcrit ses recettes ?

Susanna Clarke ne tranche pas réellement, mais elle laisse entrevoir la vérité : il importe de vivre et d’être vivant. Aucune autre philosophie ne vaudrait sinon le coup de perdre son énergie.

Ce livre prodigieux est un pavé d’imaginaire, il n’est pas là pour être posé sous une armoire branlante, mais pour être jeté, en une nuée d’étoiles, à la face blême de la réalité fonctionnelle, de ce petit monde de robots déshumanisé dans lequel jour après jour les sentiments véritables se dissolvent, les valeurs s’effacent, les relations se brisent.

Fondamentalement, j’envie, que dis-je, je hais tous ceux qui ne connaissent pas ce livre. Ils sont à l’orée d’un voyage fabuleux, dans tous les sens du terme, car un continent s’ouvre devant eux, grandiose, élégant, complexe et gothique, sulfureux et sentimental.

Crisis, what Crisis ?

Jonathan STRANGE et Mr NORRELL par Susanna Clarke, couverture de Portia Rosenberg, traduction d’Isabelle D. Philippe, Robert Laffont/Livre de Poche

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