Jonathan Strange et Mr. Norrell

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Ce livre, je l’ai acheté (shame on me !) pour son packaging. Il est tout simplement impressionnant. Un pavé noir que l’on remarque de loin. Qui intrigue. Un peu comme le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’Espace (pour ceux qui se souviennent encore de ce qu’était le cinéma). Et qui fait rêver tout autant. On s’en approche, on le soupèse, on le feuillette. On s’envole vers l’ailleurs des contemplations.

Susanna Clarke, passionnée de Dickens et de Jane Austen, a passé dix ans sur ce bloc de rêverie, à polir son style, diaboliquement dix-neuvième, on ferme les yeux et on sent l’odeur du thé et des biscuits à la mint julep. Et le brouillard qui transite.

Dix ans, cela peut paraître long, mais c’est certainement le prix de ce livre, une aventure qui commence à l’époque napoléonienne, quand les pauvres Britanniques ne savaient plus à quel saint se vouer. En face d’eux, l’aigle vole, implacable, de victoire en victoire et la pauvre Angleterre de désespérer. Et de faire appel aux corbeaux, aux corbeaux noirs de l’ancien temps de la magie, celle de John Uskglass, dit le roi corbeau, dit l’esclave sans nom, le plus ancien suzerain du Yorkshire, l’homme qui était l’égal des maîtres du monde, qui a couvert le monde médiéval de routes enchantées et de pactes indélébiles avec les éléments naturels.

Les membres du gouvernement Gladstone en viennent donc à confier à la magie, ou plus exactement à des magiciens, le sort de la Nation. Et quels magiciens, deux hommes aux tempéraments et aux opinions aussi éloignés que possible l’un de l’autre.

D’une part, Mister Norrell, fier de lui et de sa haute culture (il a parcouru l’Angleterre pour constituer la plus grande bibliothèque de magie) est le représentant officiel de la magie moderne. Capable de réveiller les pierres d’une cathédrale, histoire de marquer les esprits forts, Mister Norrell répugne à l’usage de tels sortilèges, qu’il juge par trop sensationnels et indignes d’un savant. La magie qu’il propose d’enseigner tient de la science occulte, voire d’une discipline spirituelle. Elle est essentiellement rationaliste et exige de l’individu qui l’entreprend une force de caractère et une discipline de tous les instants. Ce qui explique que, malgré ses immenses talents, Mister Norrell ne parvient pas à gagner le cœur des foules. Il est hautain, individualiste, étranger aux problèmes des autres, terriblement intellectuel.

D’autre part Jonathan Strange, plus jeune, admirablement marié et très amoureux, aventureux, fantasque, curieux surtout, capable de suivre en disciple sérieux l’enseignement difficultueux de maître Norrell, mais capable aussi très rapidement de choisir ses propres chemins, de s’enfoncer dans la plus haute tradition, de redécouvrir les puissances originelles. Jonathan peut risquer sa vie, son amour, son âme, pour la recherche. Jonathan réussit, Jonathan rate, il se perd, il échoue, il renaît, il vit. Selon le rythme étrange et magique de l’existence elle-même.

Nature et culture sont donc les deux rives du chemin tortueux qui mène à la dextérité de la magie et de ses sortilèges. Faut-il apprendre dans les livres, à la Norrell, l’homme casanier plongé dans ses grimoires, camouflant ses précieux textes, ou bien le monde n’est-il qu’un livre ouvert, un Strange champ de bataille, sur lequel le maître du monde a transcrit ses recettes ? Susanna Clarke ne tranche pas réellement, mais elle laisse entrevoir la vérité : il importe de vivre et d’être vivant. Aucune autre philosophie ne vaudrait sinon le coup de perdre son énergie.

Je ne dévoilerai pas davantage du livre. Il est prodigieux, et il s’élève souvent à la hauteur d’un excellent Edgar Allan Poe. Ce qui laisse présager assez de son accomplissement. Je ne connaissais pas Susanna Clarke, et ceci est apparemment son premier livre. Aussi, en espérant que cette critique vous indiquera l’adresse d’une nouvelle amie, laissez-vous emporter par le souffle puissant d’une grande romancière.

PS : depuis que j’ai écrit cette chronique, j’ai vu qu’il existait une édition de ce livre dont la couverture est toute blanche. Bien entendu, cela ne gâte en rien son puissant intérêt.

Susanna Clarke, Jonathan STRANGE et Mr NORRELL, Traduction : Isabelle D. Philippe, Couverture : Portia Rosenberg, 850 p., Robert Laffont

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