Nuit du Bombardier (La)
Serge Brussolo signe avec « La Nuit du Bombardier » une fantasmagorie en tous points remarquable. On connaît la propension de l’auteur à imaginer des mondes hallucinés, emplis de personnages mus par leurs obsessions plus ou moins maladives. Des univers sous cloche qu’il peuple de chamboulements multiples du tissus de la réalité. Des « expériences en Genèse » menées tambour battant dans le cadre de fictions hautement efficaces. Ces tendances sont ici poussées à l’extrême, sans que cela nuise pour autant à la cohérence de l’ensemble. Le résultat est un récit tout à la fois complètement déjanté et qui néanmoins se tient parfaitement.
Suite au viol de sa mère, David, le héros de cette œuvre baroque, est envoyé en pension dans un collège à la réputation ultra-stricte. L’établissement se trouve à proximité d’une mystérieuse bourgade des Etats-Unis, ceinte par de vastes étendues de lande : Triviana-sur-Mer.
Quarante ans plus tôt, cette localité était encore une station balnéaire des plus réputées, dotée d’un parc d’attractions resplendissant. On s’y pressait afin de venir s’amuser dans les diverses manèges installés en ce lieu. Or, une nuit terrible - la fameuse « nuit du bombardier » du titre -, durant la Seconde Guerre mondiale, un horrible accident s’est produit. Une explosion, due au crash d’un bombarder nippon ( ?), a ravagé le parc et tué plusieurs centaines d’estivants. Depuis lors, la commune n’a jamais récupéré sa superbe d’antan. Les touristes ne viennent plus. Quant aux estropiés, survivants du crash, ils écument les rues baignées de brouillard de cette ville oubliée.
Le pensionnat qu’intègre David pratique une discipline de fer, calquée sur le modèle militaire. C’est en quelque sorte l’antithèse de « Poudlard / Hogwarth », l’école de sorciers de Harry Potter. Les nouveaux arrivants sont des parias jusqu’au jour où ils rejoignent une des multiples fraternités qui sévissent ici. Celles-ci vont des gazettes consacrées aux modèles réduits d’avions, jusqu’aux cours de dessins servant de paravents pour s’envoyer en l’air avec les prostituées du coin. David, un peu malgré lui, se voit approché par le groupe des « Survivants », mené par un certain Losfred Shicton-Wave, dandy cruel et décadent (qui était déjà apparu, sous une forme à peine modifiée et dans un autre cadre, dans « Les Inhumains » du même Brussolo). Cette confrérie, aux accents fascisants, table sur la fin prochaine du Monde, et prône un retour à la bestialité comme unique moyen de régner sur les moutons une fois le cataclysme advenu. Encore traumatisé par le viol de sa mère, avide d’intégration, David va se plier, pour le meilleur et surtout pour le pire, à leurs jeux sadiques.
Quand sa mère s’échappe de l’asile où elle était internée, David découvre soudain un pan de la réalité de Triviana-sur-Mer qui lui était jusqu’alors étranger. Il semblerait que de multiples êtres métalliques hantent la lande environnante, jour et nuit, en quête d’énergie vitale. S’agissait-il bien d’un bombardier japonais qui s’est écrasé sur la ville, plusieurs décennies plus tôt ? Les événements incongrus constatés par David relèvent-ils du surnaturel ? L’horreur à laquelle l’ensemble des habitants de la localité se trouve bientôt confrontée ne viendrait-elle pas plutôt de l’espace ?
Serge Brussolo prend son temps pour répondre à ces questions. Il établit en premier lieu une fort distrayante galerie de personnages, aux motivations variées. Chaque individu, dans ce collège et dans cette ville, est frappé d’un grain de folie qui ne demande qu’à éclore. Cela tombe bien, ce n’est pas le terreau qui manque ici. Un combustible métallique, semblable au mercure, venu des étoiles, à la fois solide et liquide, qui se propage par contamination. Ses émanations hypnotiques transforment en « zombies » les infortunés qui entrent en contact avec lui.
Les obsessions habituelles de l’auteur habitent le récit : ensauvagement, bestialité, hallucinations, folie (salutaire ou non)… Cette « Chose » - pas si éloignée que ça de celle dépeinte par John Carpenter dans son film du début des années 80, de par sa propension à fonctionner en tant que tout unique disséminé au sein d’un groupe d’humains différenciés – rappelle un peu aussi l’entité titanesque du roman déjà cité ci-dessus, « Les Inhumains ». Les gnomes présents dans les deux livres permettent aussi de jeter un pont thématique intéressant. Quant à la débâcle finale, ce triomphe du chaos et de la folie sur l’ordre du monde, elle est la marque de fabrique de Brussolo, rétif comme à son habitude à tout retour convenu à un équilibre à jamais rompu.
Alors tant pis si l’Amérique qui nous est ici décrite est franchouillarde à l’excès – dans le cadre d’une histoire aussi composite, cela n’a pas grande importance. Ce qui compte, en revanche, c’est l’inventivité déployée par l’écrivain. Et à ce jeu là, Brussolo s’avère imbattable.
Serge Brussolo, La Nuit du Bombardier, Illustration : Charlotte Ryland, 382 p., Editions Denoël