Fantastique et mythologies modernes
Inébranlablement, Roger Bozzetto continue à arpenter les domaines imaginaires avec le talent et la pertinence qu’on lui connaît, et que je saluai plusieurs fois dans Phénix.
Ce dernier volume de la collection ‘Regards sur le Fantastique’ doit être le quatrième déjà, depuis « L’obscur objet d’un savoir » (1992). Cette fois, Bozzetto se propose d’analyser les mythes de nos sociétés industrielles et post-industrielles, après avoir précédemment approché les mythes ‘anciens’. En cinq chapitres, à travers divers thèmes et auteurs, il tente d’appréhender la formation de nouveaux mythes, leur origine, et surtout leur avenir.
L’idée centrale est celle-ci : le fantastique moderne, bien plus tardif que le merveilleux, lequel existe depuis l’aube des temps, est apparu à la disparition des certitudes de l’Ancien Régime et l’éclatement de ses cadres religieux et sociaux qu’il symbolisait. L’industrie révolutionnera la société de fond en comble, et ces nouveaux rapports, totalement neufs, entre une culture vouée au profit et un peuple se personnalisant en ‘individus’, engendreront le romantisme, dont le fantastique forme un élément-clé.
Car ces rapports déboussolent l’individu et développeront la peur, l’effroi. Bozzetto perçoit ce bouleversement par le biais du thème du monstre (la peur du bourgeois face au peuple), de la théâtralisation du héros (Don Juan, Hamlet, jusqu’au Grand-Guignol), mythes qui nourrissent le genre. Il s’étend aussi longuement sur le fantastique en arts plastiques (mais pourquoi néglige-t-on toujours la musique ?). Des fresques et gargouilles médiévales démontrant l’emprise de l’Eglise jusqu’aux tableaux surréalistes, il pose cette question hardie : le fantastique repose-t-il dans l’oeuvre picturale ou dans l’oeil du spectateur ?
Un autre chapitre passionnant sera consacré au thème de l’utopie et de son corollaire, la dystopie. Notre monde actuel, de par la mondialisation, ne serait-il pas devenu une gigantesque dystopie, insidieusement introduite par les nouvelles technologies ? Et de citer l’exode vers les mégapoles, mais aussi… Guantanamo. La SF (belle ‘définition’ p. 214) qui, précisément, explore ces mythes modernes , les aborde dans toute leur complexité, bien plus que l’utopie. Celle-ci est analysée entre autres dans une œuvre romanesque méconnue, « Le Monde nouveau », de Louise Michel (1888), l’héroïne de la Commune.
Quant aux auteurs abordés, Bozzetto cite ou parcourt Cox, Barjavel (l’Atlantide), Rosny Aîné (la Préhistoire) ou Brussolo (la perte du sens des mythes…), mais se concentre essentiellement sur deux écrivains, qui semblent décidément le fasciner. Jim G. Ballard tout d’abord, pour sa distanciation critique envers la science. Distanciation pouvant prendre la forme de l’évasion onirique dans « Vermillion sands », ou du fantasme urbain dans « Crash ! » ou « SuperCannes ». Car la Ville est aussi devenue mythe. Jules Verne enfin, auquel il reviendra par trois fois. Pour sa position ambiguë vis-à-vis du progrès. De « L’Ile à hélice » à « Sans dessus dessous », qui vilipendent une certaine folie, mais aussi « De la Terre à la Lune », « Les Indes noires » ou « Le Château des Carpathes », lesquels soulignent, eux, la modernisation des mythes.
La conclusion, brève, est plutôt amère. Elle pose « la question du progrès comme réalité et comme mythe ». Les savants ont remplacé les dieux : « ils transforment le monde plus rapidement que nos possibilités de le penser, et notre angoisse s’exprime à la fois dans les tentatives de l’imaginaire à le préfigurer et dans l’inimaginable d’un monstrueux à venir. »
Livre dense, d’un abord parfois difficile, mais qui ouvre de magnifiques pistes à la pensée.
Roger BOZZETTO, Fantastique et mythologies modernes, illustration de couverture de Max Duperray, 242 p., coll. ‘Regards sur le Fantastique’, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2007