Aquaforte
Dans les déserts des contrées de cuivre, les destins de Raule, médecin itinérante formée dans les boucheries d’une révolution avortée et presque oubliée, et de Gwynn, chef malheureux de ladite révolution, se croisent à nouveau dans une fuite désespérée, à la recherche d’une autre vie, loin du désert et de ses maîtres. C’est dans la luxuriante cité d’Escorionte, dédale de pierre et de lianes, dirigée par les cartels de l’esclavage, que le sort fera de Gwynn l’heureux lieutenant de l’un de ces parrains du crime et de Raule la responsable d’un hôpital religieux perdu dans l’un des quartier les plus pauvres de la cité.
Aquaforte est un livre inclassable. L’aventure semble débuter comme un western – très déstabilisant pour le lecteur qui croyait ouvrir un roman de fantasy. Mais le rythme se brise et loin de nous attacher aux héros, K. J. Bishop nous plonge dans la jungle déglinguée et étouffante d’Escorionte, sa moiteur, sa pauvreté, sa saleté, sa désespérance. Au travers des délires mystiques d’un padre qui a fait du salut de Gwynn la condition de sa propre rédemption, de la folie malsaine d’une artiste dont les délires semblent s’imposer à la réalité et de la morale brisée de Raule dont l’idéalisme pragmatique se noie dans la misère de ces favelas tropicaux, l’auteur explore Gwynn, son « héros », et nous trempe dans une ambiance dégoulinante de violence et de compromis. Faire une pause dans cette lecture, c’est s’extraire d’un cauchemar trop réel, trop quotidien, presque documentaire, pas tant dans la précision de ses descriptions que dans son atmosphère trop personnelle : K. J. Bishop ne nous amène pas à nous attacher à ses personnages. Rompant totalement avec les traditions, elle se sert d’eux pour nous démontrer nos propres faiblesses, notre propre immoralité, mais aussi notre beauté et notre force. Aquaforte, c’est cet acide qui ronge notre vernis et nous révèle aussi équivoques que Gwynn ou Escorionte : capables du meilleur comme du pire, sans transition, mais avec une implacable logique humaine. L’ambiance inclassable du roman tient également au choix d’une « époque » peu explorée : la révolution industrielle, l’esclavage, l’exploitation d’un peuple miséreux, le luxe des bordels des grandes organisations du crime – sans morale, mais non sans honneur – glissant peu à peu dans le fantastique, qui ne sert ici que de prétexte à l’exploration de l’âme de Gwynn, d’Escorionte et de ses habitants. Le sentiment amoureux lui-même subit ce passage à l’eau-forte, révélant sous la plume de l’auteur sa cruelle beauté et sa sordide laideur…
Aquaforte ne pose pas de questions, et n’offre aucune réponse. Atypique, dérangeant, ce livre réussit l’exploit d’ignorer les règles et de sortir brillamment des sentiers battus. Les lecteurs qui aiment être bousculés – quitte à en sortir égratignés – y trouveront leur compte. Ceux qui espèrent juste un peu d’évasion risquent fort de ressortir dérangés de leur plongée dans les eaux troubles d’Escorionte.
K. J. Bishop réussit avec Aquaforte une exploration originale et puissante de l’âme humaine, pour le meilleur comme pour le pire – à lire absolument.
Nicolas Grevet
K.J. Bishop, Aquaforte, Editions de L’Atalante, 384 pages, Traduction de Jean-François LE RUYET, Illustration de Gérard TRIGNAC.