Au royaume des vivants
Dans un futur plus ou moins proche, pour aller d'Hanoï à Rio de Janeiro en quelques minutes à peine, il suffit d'emprunter le réseau mondial des téléporteurs. Simple, pratique, abordable. Désormais, tout le monde peut franchir les océans en traversant une porte. Tout le monde, sauf les personnes du groupe sanguin AB négatif, et ce bien qu'aucune science ne soit capable d'expliquer pourquoi. C'est ainsi. Dominique Serin, enquêteur privé de son état, ne peut pas se téléporter. Pourtant, ça lui serait fort utile pour résoudre ces cas de disparitions qui l'obsèdent depuis des années. Car là encore, la science a échoué à résoudre le mystère de ces disparitions. Vraiment, il se passe des choses étranges au royaume des vivants.
J'ai découvert Emmanuel Quentin il y a trois ans, avec son recueil Où s'imposent les silences, qui m'avait fortement impressionnée. Depuis, j'ai lu ses romans Dormeurs et Replis, excellents tous les deux. Si je devais catégoriser ses livres, je dirais qu'il fait de la SF humaniste et - presque - philosophique.
Il fait désormais partie de ceux dont j'achète les nouveautés sans même lire la quatrième de couverture.
Au royaume des vivants est une novella qui pourrait avoir été écrite par Dashiell Hammett et Jacques Tati, tous deux sous LSD. Car le roman explore les codes du roman noir, avec détective privé un tantinet désabusé et malmené par la vie, mais aussi un burlesque qui transpire à toutes les pages, provoquant des images mentales qui m'ont fait glousser à de nombreuses reprises. Serin, le privé à tendance hypocondriaque, cale ses pieds sur son bureau, comme tout bon enquêteur qui se respecte. Mais en lieu et place d'une secrétaire sculpturale et sulfureuse, il se coltine un apprenti gaffeur, grand phasme aux goûts criards. Les innovations technologiques qui l'entourent l'enquiquinent plus qu'elles ne lui servent, et elles permettent de disséminer des indices au fil du texte. Un fil rouge que l'on ne repère qu'après avoir refermé le livre.
Tous les personnages sont savoureux, même ceux qui ne font que passer, ils participent du patient assemblage de l'intrigue.
Peu à peu, Emmanuel Quentin nous emmène habilement dans un labyrinthe psychédélique de miroirs déformants, où rien ni personne n'est vraiment tel qu'il paraît de prime abord. L'aspect SF sert le récit en créant des fausses pistes, des impasses, des culs-de-sac où l'on se casse le nez. Chaque fois que nous pensons savoir où nous allons, un nouvel élément s'ajoute et brouille de nouveau les pistes.
Gentiment, à coups de sourires et de scènes tour à tour drôles ou palpitantes, Emmanuel Quentin nous invite vers la sortie du labyrinthe, une falaise abrupte après un virage serré, d'où il nous pousse brutalement, sans prévenir. L'atterrissage est rude ! C'est peut-être là le seul reproche que je ferais au livre : il aurait gagné à offrir quelques pages supplémentaires vers la fin, pour mieux savourer le violent changement de perspective.
Mais je lui pardonne, son écriture est trop belle pour bouder bien longtemps !
Au royaume des vivants, d'Emmanuel Quentin, Éditions Mille Cent Quinze, ISBN 979-1097100728, prix 7€